Les grands maitres et leur pratique équestre ....

Pluvinel

La gentillesse dans l'approche du cheval

AVANT-PROPOS
 

On sait l'importance de l'ouvrage “ Le Maneige Royal” , que nous devons au plus célèbre maître académique de haute école d'équitation Antoine de Pluvinel de La Baume : aussi me suis-je particulièrement réjoui en apprenant que l'on procédait à sa reproduction. Voué à l'équitation depuis ma tendre enfance, j'ai toujours admiré ce grand Français qui révolutionna avec bonheur l'art équestre en Europe. Par ailleurs, on relèvera encore avec fruit les considérations psychologiques d'Antoine de Pluvinel, auxquelles le temps n'a rien enlevé de leur valeur.

Voici des millénaires que le cheval est domestiqué par l'homme pour lui servir soit de cheval de selle, soit de bête de somme et de trait. Il tint un rôle essentiel aussi bien dans le domaine économique que militaire, rôle que le développement technique de notre époque rendit caduc. Malgré cela, l'équitation s'est maintenue pour le turf et pour l'entraînement de la jeunesse en tant que discipline sportive. En outre, ce n'est plus maintenant un sport réservé uniquement aux classes possédantes mais, par son extension, il est bien devenu un sport que l'on peut qualifier de populaire. Un sentiment nostalgique pour la Nature a certainement contribué à son développement.

L'équitation, originellement soumission du cheval à la volonté du cavalier, s'est élevée, chez la plupart des peuples, de l'artisanat au rang de l'art. Toutefois, le long apprentissage du cheval, par rapport à sa longévité, rend bien fugace le chef-d'œuvre du cavalier.

L'art équestre, déjà hautement développé chez les Grecs, connut au temps de Xénophon (400 avant notre ère) une époque particulièrement brillante, puis disparut presque entièrement avec leur déclin. Ce n'est qu'au XVIe siècle et en Italie qu'il renaît, pour trouver un nouveau maître en la personne de Federico Grisone, qui sut rendre florissant le nouvel art équestre dans presque tous les pays d'Europe. Cependant, sa conception de l'équitation est fondamentalement différente de celle des Grecs ; Xénophon disait : “ Récompense et punition du cheval se trouvent à la base de l'art équestre” , tandis que Grisone prétend que l'arrêt de la punition représente déjà une récompense.

Parmi les nombreux adeptes de Grisone qui répandirent son enseignement, il convient de citer Pignatelli et ses élèves, les deux contemporains français de La Broue et Antoine de Pluvinel : ces derniers furent, à différentes époques, les Maîtres de Manège des rois de France. Mais alors que de La Broue s'efforçait de surpasser encore les méthodes brutales de ses maîtres, Pluvinel prit parti pour le traitement individuel des chevaux et préconisa la récompense en tant que facteur le plus important.

Pluvinel fut le premier maître d'équitation du temps qui favorisa l'assouplissement du cheval de préférence à ses performances. Il ne voulait pas forcer les exercices mais plutôt donner au cheval la base nécessaire à son conditionnement, de manière à faciliter l'obéissance au cavalier. Cette directive a conservé toute sa valeur encore aujourd'hui et se trouve précisément toujours inculquée aux cavaliers. De même, les conseils qu'il donna au roi au cours de ses entretiens seront de tout temps applicables. Pluvinel dit, entre autres, que le cheval doit être dirigé d'une main légère, que de relâcher les rênes est en soi une récompense, et qu'il ne faut jamais abuser de tirer dans la bouche, comme le firent les maîtres italiens. Cette phrase même doit retenir l'attention de maints cavaliers de notre temps.

Pluvinel écarta également les mors de plus en plus minces qui lui semblaient de purs instruments de torture. Il dit un jour à son roi : “ Lorsque je m'en aperçus, j'abandonnai la majeure partie des règles de Pignatelli, du plus grand maître de l'art équestre, auprès duquel j'avais étudié pendant six années. Tous les chemins mènent à Rome mais un seul est le meilleur et le plus court. ” Pluvinel est d'ailleurs le seul maître d'équitation qui décrive minutieusement les exercices de haute école et une méthode de sauts.

Mais combien bizarre fut autrefois l'attitude adoptée qui consistait à chanter les louanges de de La Broue, malgré ses brutalités invraisemblables, alors que l'on se moquait de Pluvinel, en particulier lorsqu'il espérait obtenir des résultats positifs d'un animal par la bonté.

Cependant les enseignements de Pluvinel se sont finalement imposés ; ils ont changé bénéfiquement l'art de l'équitation en France, et ainsi tracé le chemin à Guérinière, qui exerça son influence au siècle suivant C'est avec beaucoup de justesse qu'un compatriote de Pluvinel affirma plus tard que sa manière de voir était exacte et compréhensible, et qu'elle pouvait constituer la base des manuels présents et à venir.

Je désirerais particulièrement souligner le fait suivant, qu'il n'est pas toujours facile de lire, voire de comprendre, des manuels datant de près de trois cent cinquante ans. Pluvinel parle beaucoup du travail au poteau, généralement inconnu de nos jours, et qui, même a l'École royale d'équitation d'Espagne, n'est plus présenté qu'avec quelques chevaux, cela pour des raisons de tradition. 

Pluvinel remarque personnellement que le travail au poteau demande de la part des instructeurs une grande somme de connaissances et de compréhension, ainsi qu'une patience extraordinaire et, avant tout, beaucoup de temps. Si ces conditions ne sont pas remplies, le travail au poteau peut être plus nuisible qu'utile. Puisse donc le lecteur prêter la plus grande attention, dans les conversations de Pluvinel avec le roi, à ses jugements les moins frappants mais qui n'en sont pas pour autant dénués d'intérêt. Ainsi : “Je n'ai jamais vu que l'on puisse obtenir quoi que ce soit de la compréhension du cheval par la force. C'est pourquoi telle est la leçon à tirer de mon enseignement : l'exercer avec douceur, peu à la fois mais souvent.”

La méditation de cette sentence de Pluvinel, ainsi que d'autres semblables empreintes depuis des siècles, permettra à bien des cavaliers de se détourner des mauvaises voies où ils se sont fourvoyés et de préférer la raison à l'emploi de la force. “Sois prodigue de récompense, avare de coups”, dit Pluvinel. Et n'oublions pas que notre cheval, ce fidèle compagnon de notre vie, qui peut nous apporter tant de joie, doit toujours être notre ami, jamais notre esclave.
 

  Colonel Aloïs PODHAKSKY 


 
 

L'INSTRUCTION

DU ROY,

EN L'EXERCICE

DE MONTER À  CHEVAL.

 

PAR MESSIRE

ANTOINE DE PLUVINEL,


son Sous-Gouverneur, Conseiller en son Conseil d'État,
Chambellan ordinaire, & son Écuyer principal.

Lequel répondant à sa Majesté, lui fait remarquer l'excellence de sa Méthode, pour réduire les chevaux en peu de temps à l'obéissance des justes proportions de tous les plus beaux airs & manèges.

Le tout enrichi de grandes figures en taille douce, représentant les vraies et naïves actions des hommes et des chevaux en tous les airs, et manèges, courses de bague, rompre en lice au Quintan, et combattre à l'Épée : ensemble les figures des brides, les plus nécessaires à cet usage, dessinées et gravées

Par  CRISPIAN DE PAS.
 
 

A AMSTERDAM,

Chez JEAN SCHIPPER.

1666.

Avec Privilège du Roy Très Chrétien.
 

Extrait du Privilège du Roi

Le Roi, par ses lettres patentes, scellées de son grand sceau, à permis à Crispin de Pas de faire imprimer et vendre par tel imprimeur ou libraire qu'il avisera, les Instructions de sa Majesté en l'exercice de monter à cheval, par Monsieur de Pluvinel, enrichi de quantité de figures en taille douce par ledit de Pas. Défendant très expressément à toutes personnes de quelque état, qualité, ou condition qu'ils soient, d'en imprimer ou vendre, voire même d'en tenir d'autre impression, que de celle qu'aura soit imprimer ledit de Pas, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de trois mille livres d'amende, confiscation des exemplaires, et de tous ses dépens, dommages et intérêts, comme il est plus à plein contenu aux dites lettres données à Paris, le 12 mai 1625.

Signées par le Roi en son conseil.

   PERROCHEL.
 

Au Roy,
 

Sire,

  C'est avec un déplaisir extrême que je suis contraint de prendre la plume ; mais je m'estimerais indigne de l'amitié que feu Monsieur de Pluvinel m'a portée, si je souffrais plus longtemps obscurcir la réputation d'un si excellent homme, par la publication d'un livre imprimé après sa mort, et adresser sous son nom à Votre Majesté, d'accuser aussi de malice celui qui l'a fait. Je crois qu'étant son serviteur domestique, il aura plutôt commis cette faute par ignorance, bien que la plupart le puissent avec raison nommer présomptueux, d'avoir osé entreprendre de publier cet ouvrage sans le communiqué à pas un des amis du défunt. Car s'il en eût usé de la sorte, ceux qui connaissaient plus particulièrement la suffisance de son maître, lui eussent fait voir clairement que tout ce qu'il a mis en lumière, n'étaient autre chose que nombre de fragments ou mémoires, sur lesquels il espérait s'étendre d'avantage.

Et pour faire paraître à Votre Majesté la vérité de mon dire, c'est que Monsieur de Pluvinel, quelques mois auparavant de quitter cette vie pour passer à une meilleure, me fit la faveur de ne montrait ce que par le commandement de Votre Majesté il avait commencé d'écrire, touchant les principales règles de la méthode qu'il tenait pour réduire les chevaux à la parfaite obéissance de l'homme. 

Et d'autant que ce n'étaient encore que les premiers traits de son imagination, lesquels il n'avait point revu, prétendant, comme il me disait, d'y mettre bientôt la dernière main. Il me pria de lui vouloir garder, sans le faire voir à personne, qu'il n'y eut mis l'ordre qu'il espérait pour le rendre digne offert à Votre Majesté. Mais, Sire, la mort l'ayant surpris auparavant l'exécution de ce dessein, je m'étais résolu de taire ce qu'il m'avait laissé, crainte de faillir, si je montrais au public, contre son intention, un ouvrage imparfait. Mais voyant le livre qui se publie, si éloigné du sens et de la suffisance de celui duquel je chéris la mémoire, j'ai estimé devoir plutôt manquer à la prière qu'il m'avait faites, que de souffrir davantage Votre Majesté être abusée. 

C'est pourquoi, Sire, je vous offre ce que j'ai de lui en même état qu'il me l'a mis entre les mains, afin que Votre Majesté remarque, qu'encore qu'il ne sut personne de beaucoup de discours, que néanmoins il pouvait exprimer sa conception avec plus ordre et de raison, l'ayant connu pour le plus excellent de tous ceux qui ont jamais chaussé les éperons, pour mettre l'art dont je parle à sa perfection ; le plus doux pour faire concevoir aux hommes la manière d'atteindre au vrai point de la science, le plus bref en toutes sortes d'inventions, pour tirer des chevaux, sans beaucoup les travailler, ce qu'on désire d'eux ; le plus poli en ce qui dépend de la perfection du Chevalier ; et qui en a rendu de telles preuves, qu'il se peut dire de lui avec vérité, qu'il a plus dressé d'homme et de chevaux, que tous ceux qui s'en sont mêlés depuis cent ans. Si donc l'œuvre que je présente à Votre Majesté n'est en si bon ordre que je souhaiterais, elle considérera, s'il lui plaît, que la cause ne procède pas de son insuffisance, mais du manque de vie, qui ne lui a donné le moyen de le mettre en la forme qu'il désirait. Partant, Sire, je supplie très humblement Votre Majesté avoir agréable de le recevoir de moi avec la même bonne volonté, qu'elle eut témoigné à l'auteur, puisque j'ai autant d'affection à votre service, et que je ne suis pas moins que lui,·

 Sire,

 Votre très humble, et très obéissant serviteur et sujet,

René de Menou,
   Charnizay.

L'instruction

du Roi

en l'exercice

de monter A cheval.


Par Messire Antoine de PLUVINEL,
Ecuyer principal de sa Majesté.

Discours comportant trois parties

Première Partie

De la vesture
De la posture
De la manière d'Instruire
Des Qualités nécessaires
Du dressage
Le travail au pilier
De la Violence et de la Douceur
La leçon aux  piliers
Des Etriers abattus et battant les flancs du cheval
De l'instruction du cheval Monte
Du Dressage Avancé
De l'aide des Talons, de l'apprentissage de l'Eperon
Deuxième Partie
La leçon donnée en selle à S.M. et les corrections de l'enseignement
Des autres règles
Des airs relevés des Passades
Du Passage
Ajuster sur les voltes
Des lunettes aux chevaux furieux
Troisieme Partie
Des autres airs relevés :
le terre à terre, les courbettes, 
les cabrioles, & les ruades
De la perfection du manège
un pas un saut, le galop gaillard
Les moyens d'obtenir les airs


Des Tournois :

Des proportions du cheval et du choix des lances
De la carrière et des exercices à y mener
De la quintaine
Des embouchures
Des désordres

 
 

Première partie.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

LE ROI.

Monsieur le Grand, puisque mon âge & ma force me permettent de contenter le désir que j'aie, il y a long-temps, d'apprendre à bien mener un cheval pour m'en servir, soit à la tête de mes Armés, ou sur la Carrière, pour les actions de plaisir : Je veux en savoir non seulement ce qui m'est nécessaire comme Roi, mais aussi ce qu'il en faut pour atteindre à la perfection de cet exercice, afin de connaître parmi tous ceux de mon Royaume les plus dignes d'être estimés.

MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, votre Majesté a raison de souhaiter passionnément d'apprendre le plus beau,  & le plus nécessaire de tous les exercices qui se pratiquent au monde, non seulement pour le corps, mais aussi pour l'esprit ; comme Monsieur de Pluvinel lui donnera parfaitement à entendre, étant très-aise de ce qu'il a encore assez de vigueur pour enseigner à votre Majesté, la perfection de cette science.
LE ROI.
Je ne doute nullement de ce que vous m'assurez, c'est pourquoi, Monsieur de Pluvinel, dites moi ce qu'il faut faire pour avoir connaissance de la Cavalerie. Et premièrement, éclaircissez moi de ce que Monsieur le Grand, me vient de dire, que cet exercice n'est pas seulement nécessaire pour le corps, mais aussi pour l'esprit.
PLUVINEL.
SIRE, je loue Dieu de voir que V.M. continue dans la louable coutume que j'ai jusques ici remarquée d'elle, qui est de savoir parfaitement tout ce qu'elle désire entreprendre, & avoir entière connaissance de ce qui se présente devant elle. Qui me fait espérer qu'allant toujours continuant ce généreux dessein, la France se verra comblée du plus grand heur & félicité qu'elle saurait désirer, étant commandée par le plus grand,  & plus vertueux Monarque qui ait porté ce titre dans le monde. Or SIRE, pour  contenter votre louable curiosité, elle remarquera, s'il lui plaît, que toutes les sciences,  & les arts que les hommes traitent par raison, ils les apprennent en repos, sans aucun tourment, agitation, ni appréhension quelconque : Leur étant permis, soit en la  présence, ou en l'absence de celui qui les enseigne, d'étudier en leur particulier ce que leur maître leur aura enseigné, sans être inquiétés de quoi que se soit. Mais en  l'exercice de la Cavalerie, il n'en est pas de même : car l'homme ne le peut apprendre, qu'en montant sur un cheval, duquel il faut qu'il se résolve de souffrir toutes les extravagances qui se peuvent attendre d'un animal irraisonnable, les périls qui se rencontrent parmi la colère, le désespoir, & la lâcheté de tels animaux, jointe aux appréhensions d'en ressentir les effets. Toutes les quelles choses ne se peuvent vaincre ni éviter, qu'avec la connaissance de la science, la bonté de l'esprit, & la solidité du jugement : lequel faut qu'il agisse dans le plus fort de tous ces tourments, avec la même promptitude, & froideur, que fait celui qui assit dans son cabinet, tâche d'apprendre quelque chose dans un livre. Tellement  que  par  là,  votre  Majesté  peut  connaître  très-clairement, comme quoi ce bel exercice est utile à l'esprit, puis qu'elle l'instruit, & l'accoutume d'exécuter nettement, & avec ordre, toutes ces fonctions, parmi le tracas,   le bruit, l'agitation, & la peur continuelle du péril, qui est comme un acheminement, pour le rendre capable de faire ces mêmes opérations parmi les armes, & au milieu des hasards qui s'y rencontrent ; y ayant encore une chose très-digne de remarquer, &   très-nécessaire pour les grands Rois : C'est que la plupart des hommes, & même ceux   qui sont destinés pour leur enseigner la vertu, les flattent le plus souvent : mais si en cette science, je voulais flatter V.M. j'aurais la honte qu'un animal sans raison m'accuserait de faux devant elle, & par conséquent d'infidélité : c'est pourquoi afin que je n'encoure cet inconvénient, elle ne trouvera mauvais, s'il lui plaît, si en la reprenant  je dis la vérité. Quant à ce qui touche le profit que le corps reçoit au continuel usage de cet exercice, c'est qu'outre qu'il oblige l'homme à vivre sobrement & règlement ; il le rend libre en toutes ses parties, le fait éviter toutes sortes d'excès & de débauches, qui pourraient troubler sa santé, sachant bien être impossible à celui qui ressent la moindre incommodité en sa personne, de pouvoir entreprendre quoi que ce soit, à cheval de bonne grâce, ni autrement.
 
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, je suis bien aise de quoi Monsieur de Pluvinel fait remarquer à V.M. que j'ai  eu raison de l'assurer, que lui seul la pouvait dignement entretenir de tout ce qui concerne la parfaite connaissance de la Cavalerie. Je m'assure que la continuation de son entretien lui en rendra encore plus de certitude, & qu'il lui donnera l'intelligence si entière de tout ce qu'elle lui demandera, qu'il la rendra aussi parfaite que lui, non en l'usage, qui ne s'acquiert qu'avec une très-longue pratique, mais en la Théorie.
LE ROI.
Je crois que si j'ai bien appris ces deux premiers points, je pourrai faire le semblable au reste. C'est pourquoi, Monsieur de Pluvinel, passons outre, & dites par où vous voudriez commencer à former votre Ecolier.
PLUVINEL.
SIRE, il est besoin que V.M. sache qu'encore que la plupart des hommes soient capables de faire quelque chose en toutes sortes d'exercice, & même en celui-ci, néanmoins les uns plus que les autres y sont propres, & particulièrement ceux auxquels Dieu à donner un bon esprit, & un corps bien proportionné & agile.
LE ROI.
Quelle taille trouvez-vous la plus commode pour bien réussir à ce que vous désirez ?
 
PLUVINEL.
SIRE, Je ferais volontiers élection des hommes de moyenne taille, en ce qu'ils sont fermes, légers, libres, les aides plus justes & vigoureuses, donnant par ce moyen plus de plaisir au cheval. Les grands ne sont pas ordinairement fermes, & n'ont tant de  justesse : par conséquent le cheval ne prend pas tant de plaisir à manier sous eux. Car c'est une maxime, que le cheval doit prendre plaisir à manier, ou autrement le Chevalier & lui ne sauraient rien faire de bonne grâce. Les petits hommes sont les plus fermes, mais aussi c'est tout ce qu'ils ont, car leurs aides ne donnent pas grande crainte quand il est nécessaire. Le cheval ayant ce sentiment, ne s'emploie pas avec la vigueur requise, & le plus souvent quand il est besoin du châtiment, il ne le reçoit pas tel qu'il    devrait : tellement que trouvant un Chevalier de moyenne taille, avec les qualités que j'ai dites, il peut atteindre facilement à la perfection, comme je m'assure que fera votre Majesté, pour peu de peine qu'elle ait agréable d'y prendre, ayant en elle tout ce qui est nécessaire pour arriver à ce but. Mais pour ce qu'il lui doit suffire de savoir seulement ( en ce qui concerne la pratique ) tirer de bonne grâce d'un cheval dressé tout ce que   vos Ecuyers lui auront appris pour votre service, soit pour la guerre, ou pour le plaisir de la carrière, V.M. se contentera, s'il lui plaît, de ne se travailler le corps que jusques à   ce point. Mais en ce de la Théorie, afin d'avoir parfaite connaissance de ceux qui  parmi votre Noblesse seront les plus dignes d'être estimés de V.M. j'approuve le désir qu'elle a d'en savoir toutes les particularités, & dis que celui auquel la nature a donné libéralement toutes les grâces que j'ai déclarées, doit commencer à y chercher quelque ornement de bienséance : ce qui se fait par les habits les plus propres à l'exercice qu'il désire faire, soit à pied, soit à cheval, non seulement pour ce qui concerne la propreté, mais la commodité.

DE LA VESTURE 

DU CAVALIER

 
LE ROI.
Comme quoi faut-il que l'homme étant à cheval soit habillé ?
PLUVINEL.
Je ne désire point, SIRE, astreindre personne à s'habiller autrement qu'à sa fantaisie, d'autant que tout homme de bon jugement cherchera toujours, & trouvera assurément  ce qui sera de la bienséance ; & en pratiquant, rencontrera sa commodité. Mais d'autant que le long usage que j'ai en l'exercice duquel je parle, m'a fait reconnaître la commodité & incommodité qu'il y a dans les habits de diverses façons ; 

portraitJe conseille à celui qui y prendra plaisir, de ne porter jamais de chapeau pesant, ni qui ait le bord trop large, pour éviter le danger, qu'un cheval incommode en maniant ne le fasse tomber,   ou l'oblige d'y porter souvent la main ; lesquelles choses, contre la bienséance qui n'y serait gardée, embrouillent le Chevalier & divertissent l'esprit de ce qu'il doit, & la main de l'épée ou de la houssine de faire son office. Il ne faut jamais aussi que le Chevalier soit sans plume : les jupes, roupilles, ou collets, ont meilleure grâce à cheval que les pourpoints ; comme aussi les fraises plus que les rabats. 

Pour les chausses il n'y en n'a point de plus commodes ni de plus propres que celles à bandes sans bourrelet, pourvu qu'elles ne soient pas trop longues, afin que la cuisse du chevalier se voie, & qu'elle se trouve juste dans la selle, pour facilement faire sentir les aides à son cheval. Il faut les bas d'attache, & les bas à botter qui ne soient trop large dessus ; les bottes doivent être de cuir aisé & mollet, soit vache déliée ou fort maroquin : les genouillères un peu longues, assez étroites, & que la place du genou y soit aisée. 

Que la couture qui les sépare d'avec la jambe, soit à droit fil, mais plus haute derrière de trois doigts que par devant, pource que la grève de la jambe en paraîtra plus longue & plus belle : il ne faut pas que la tige soit courte, afin qu'elle plisse un peu par le bas : il est besoin que le pied soit carré ou large par le bout, d'autant qu'outre la commodité, il a meilleure grâce, remplissant mieux l'étrier, lequel s'en portera plus juste. 

eperonsQuant aux éperons, les mieux tournés sont ceux que l'on appelle à la Dampville, de l'invention de feu Monsieur le Connétable. Je n'approuve point les grandes molettes, mais celles qui ont six pointes rondes & pointues en forme de quille, chacune d'un travers de doigts de long. Et pour dire en un mot ( SIRE ) je désirerais que mon Ecolier fut vêtu de même façon que Monsieur de Bellegarde votre grand Ecuyer, que voilà près de V.M. qui sert en votre Cour de miroir & de vertueux modèle à pied & cheval, à tous les plus propres &  curieux chevaliers.

DE LA POSTURE 

DU BEL HOMME DE CHEVAL

LE ROI.
Venons à l'instruction de votre Ecolier. Que désirez-vous premièrement de lui ?
PLUVINEL.
Qu'il soit bel homme de cheval.
LE ROI.
Quelle différence faites-vous d'un bel homme de cheval à un bon homme de   cheval ?
PLUVINEL.
Je la fais très-grande ( SIRE ) car encore qu'il soit bien mal-aisé d'être bon homme   de cheval, sans être bel homme à cheval : néanmoins on peut être bel homme à   cheval, sans être bon homme de cheval : d'autant qu'il suffit d'être bien placé sur le cheval depuis la tête jusques au pieds, pour se faire dire bel homme de cheval, & celui qu'on aura vu en cette posture cheminant seulement au pas, se pourra dire beau, & s'il  a assez de fermeté pour souffrir un plus rude maniement en gardant sa belle posture, il acquerra toujours réputation de bel homme de cheval, quand même le cheval ne ferait rien qui vaille, quoique bien dressé : Car si l'homme garde toujours sa bonne posture,  on accusera plutôt son cheval que lui, & n'y aura que les très-savants qui   reconnaîtront d'où vient la faute ; d'autant que la plupart ne peuvent pas s'imaginer  qu'un homme puisse être ferme, & en bonne posture, sans être bon homme de cheval. Comme aussi pour bien faire & acquérir la perfection de la science, il faut commencer, continuer, & finir par la bonne posture du Chevalier : pource qu'il y a bien plus de   plaisir de voir un bel homme de cheval ignorant en la science, qu'un très-savants de mauvaise grâce. Mais pour être parfaitement bon homme à cheval, il faut savoir par pratique & par raison, la manière de dresser toutes sortes de chevaux à toutes sortes d'airs & de manège ; connaître leurs forces, leurs inclinations, leurs habitudes, leurs perfections & imperfections, & leur nature entièrement ; sur tout cela faire agir le jugement, pour savoir à quoi le cheval peut être propre, afin de n'entreprendre sur lui que ce qu'il pourra exécuter de bonne grâce : & ayant cette connaissance, commencer, continuer, & achever le cheval avec la patience, & la résolution, la douceur, & la force requise, pour arriver à la fin où le bon homme de cheval doit aspirer ; lesquelles qualités se rencontrant en un homme, on le pourra véritablement estimer bon homme de cheval.
LE ROI.
Avant que de m'enquérir des moyens en particulier, pour rendre le bon homme de cheval, je désire que vous me fassiez entendre comme quoi il faut être placé pour acquérir cette qualité de bel homme de cheval ?
PLUVINEL.
SIRE, en vous discourant sur ce fait, je crois être à propos de vous en montrer la preuve, que je ne puis prendre sur un sujet plus digne que celui de Monsieur le   Marquis de Termes, que j'ose assurer à V.M. avoir toutes les parties requises au bel & bon homme de cheval, lesquelles ( SIRE ) je serais bien aise que vous puissiez imiter, étant celui de tous ceux que je connaisse, qui outre la perfection qu'il a acquise, est le plus poli en l'exercice dont je parle. Le voici donc approcher à cheval tout à propos, de votre Majesté.
LE ROI.
Monsieur de Termes, arrêtez-vous un peu devant moi, afin que Monsieur de   Pluvinel me fasse remarquer sur vous les belles & bonnes postures qu'il faut avoir en la science que je désire apprendre.
MONSIEUR DE TERMES.
SIRE, ce m'est un grand honneur & bonheur tout ensemble, de m'être si heureusement trouvé le premier en l'état où je suis, pour faire voir à V.M. ce qu'elle désire, & ce que Monsieur de Pluvinel a pris tant de soin de m'enseigner.
PLUVINEL.
SIRE, le bon & excellent esprit que j'ai rencontré en Monsieur de Termes, l'a rendu tel, que je l'ai assuré à V.M. & en si peu de temps qu'il serait presque incroyable. Car je la puis assurer qu'en moins de deux ans il a acquis toute la perfection qui se peut en cet art. Vous remarquerez donc, Sire, s'il vous plaît, quelle est sa posture, depuis la tête jusques aux pieds, regardant comme quoi il tient les rênes de la main gauche, le pouce dessus, & le petit doigt par dessous entre les deux, pour les séparer. Comme de la main droite il lève le bout des rênes en haut à bras déployé, pour bien ajuster la bride dans  la main, en sorte qu'elle ne soit ni trop longue, ni trop courte. Voyez en après, comme il serre la main de la bride, & la remet en sa place, qui est environ trois doigts au dessus du pommeau de la selle bien faite : Considérez la gaieté de son visage, car c'est une des parties très-requise au Chevalier, d'avoir la face riante, en regardant quelquefois la compagnie, sans la guère tourner ni ça ni là, afin que cette gaieté fasse connaître qu'il n'est point embarrassé en ce qu'il fait. Avisez aussi de quelle sorte il est dans le fond  de sa selle, sans presque en toucher que le milieu, se gardant de rencontrer l'arçon de derrière, de peur d'être assis ; car il faut être droit, comme vous le voyez, de même   que quand il est sur les pieds. Jugez comme ses deux épaules sont justes, & son  estomac avancé, avec un petit creux au dos près de la ceinture. Jetez l'œil sur ses deux coudes, également & sans contrainte un peu éloignés du corps, & son poing droit fort proche du gauche d'environ quatre ou cinq doigts, duquel il tient la houssine par le manche tout caché dedans, & la pointe droite vers le Ciel, un peu penchée vers l'oreille gauche du cheval : regardez les postures de ses jambes avancées, & le bout de son pied s'appuyer fermement sur l'étrier proche de l'épaule, le talon assez bas & tourné en dehors, en sorte qu'on peut voir la semelle de ses bottes : car il y a deux choses à savoir, que ceux qui tiennent la bride de la main gauche comme nous, ne peuvent faire par trop. L'une est de pousser l'épaule droite en avant, & l'autre de baisser & tourner les talons en dehors, afin d'éloigner du ventre du cheval la molette des éperons, de crainte que  venant à se remuer avec vigueur, il ne s'en piquât ; qui est ce que l'on nomme dérober les éperons : laquelle chose arrivant ( outre la mauvaise grâce qui se reconnaîtrait au Chevalier ) il s'ensuivrait assurément du désordre. Voyez en outre ses genoux   serrés de toute sa force ; & que votre Majesté retienne ( s'il lui plaît ) que nous n'avons point d'autre tenue, ni n'en devons espérer que celle là, accompagnée du contrepoids du corps, selon la nécessité qui se rencontre. Voilà ( SIRE ) la posture que je désire à mon écolier, pour être estimé bel homme de cheval, laquelle je veux qu'il ne change jamais pour quelque chose que fasse son cheval, si ce n'est quand il manie, pource qu'il est nécessaire de changer à temps toutes les aides de la main de bride, & de la houssine. Que votre Majesté ( s'il lui plaît ) en voie la preuve, & comme tournant à main droite,   il tourne les ongles du poing de la bride en haut, laisse tomber la houssine de travers sur le col du cheval, pour ( s'il est besoin ) l'en frapper sur l'épaule gauche, afin de le faire relever du devant, s'il se rend paresseux, sans toutefois hausser le coude, ni mettre le poing hors de sa place. Regardez aussi à main gauche, comme quoi il tient le poing de  la bride fort droit, le tirant un peu du même côté, lui présentant la houssine de l'autre auprès de l'œil droit, pour lui faire reconnaître qu'il doit changer de main : & si cela ne suffit ( comme votre Majesté le voit ) qu'elle considère la sorte qu'il l'a frappé sur l'épaule droite, & au ventre sous la botte d'un coup ou deux seulement, & comme   parmi tout cela, il a tenu ses étriers d'une longueur si proportionné, que votre   Majesté l'a toujours vu appuyé sur le milieu de la selle, en sorte que le cheval ne l'a nullement incommodé en maniant, ni fait sortir de sa bonne posture.

DE LA MANIERE D'INSTRUIRE

LE ROI.
Je comprends fort bien ce que vous venez de dire, mais je désire savoir distinctement l'ordre que vous tenez pour bien dresser les hommes à avoir la bonne grâce que je vois en vous & en vos écoliers & ce que vous faites pour rendre vos chevaux adroits à manier, avec cette grande facilité que je reconnais être en tous ceux qui sont dressés en votre école.
PLUVINEL.
SIRE, encore qu'il ne soit pas impossible de dresser un homme, & un cheval tout ensemble, quoiqu'ils soient tous deux ignorants : néanmoins à cause qu'il y a plus de difficulté, s'il m'est possible, je désire dresser l'homme le premier ; & pour vous en dire la raison, c'est que la science de la Cavalerie n'ayant pas toujours été en la perfection qu'elle est, il était fort aisé aux hommes au commencement de mener leurs chevaux, par ce que nos premiers Pères ne s'en servaient qu'à aller au pas, au trot, & à courir sans selle & sans bride autre que quelque cordon ou filet dans la bouche, comme encore font presque toutes les nations barbares ; en après ceux qui ont passé un peu plus outre, les ont fait tourner au galop, & de toute leur force, fort large, & sans y observer aucune justesse à eux ni à leurs chevaux : Mais depuis ces derniers siècles que nous avons trouvé l'invention d'ajuster une selle, & une bride au cheval, pour donner belle & bonne tenue au Chevalier, & bonne posture au cheval : l'obligeant d'obéir à l'homme, au pas, au trot, au galop, terre à terre, à courbettes, ballotades, croupades, cabrioles, & un pas un saut : soit en avant, en arrière, de côté, en une place, & sur les voltes : faisant toutes ses actions à tous les temps qu'il plaît au Chevalier, endurant & souffrant les aides, & les châtiments non sans inquiétude, ni sans témoigner du ressentiment, mais bien sans colère & sans désordre. 
 

J'ai cru que pour abréger, il était aucunement nécessaire de commencer à dresser l'homme, & lui faire sentir tous les mouvements du cheval au pas, au trot, au galop, à courre, & à toutes sortes d'airs : Le juste & bon appui de la main, la délicatesse des aides, comme quoi il en faut user, & quand il est besoin se servir des châtiments : 

Ayant estimé que le moyen de parvenir à toutes ces choses, avec la fermeté & la bonne posture que je désire du Chevalier, était de le mettre premièrement sur un cheval dressé, pour lui donner parfaite connaissance de ce que je viens de dire, afin qu'après qu'il le saura, il puisse plus facilement juger le bien & le mal, que le cheval ignorant exécutera sous lui, pour le caresser du bien, & le châtier du mal ; ce que  très-difficilement il pourrait par autre voie : car le cheval ignorant faisant quelque désordre par colère, ou autrement, mettrait fort souvent l'homme peu savant ( qui  serait dessus ) au hasard de se blesser, ou à tout le moins en l'incommodant, prendrait de très-mauvaises habitudes. 

Voilà pourquoi ( SIRE ) je voudrais commencer à dresser l'homme le premier, tant pour éviter aux périls qu'il pourrait encourir, le mettant  d'abord sur un jeune cheval, que pour empêcher les mauvaises leçons que le cheval recevrait sous lui : 

Car, c'est une maxime générale, qu'il ne faut jamais, s'il est possible, aux exercices de plaisir hasarder la vie des hommes, ni leur laisser prendre de mauvaises habitudes. 

C'est pourquoi en celui qui s'agit, il est presque impossible d'empêcher que l'homme & le cheval tous deux ensemble, s'ils sont ignorants, ne retiennent de mauvaises coutumes : Et que l'homme souvent ne soit en péril, si ce n'est que la longue expérience, jointe au bon jugement & prudence de celui qui le regarde, l'en empêche.

LE ROI.
J'approuve fort les raisons que vous me donnez, de vouloir dresser l'homme le premier, & de faire en sorte que le cheval bien dressé lui apprenne tout ce qu'il est besoin, qu'il enseigne à celui qui ne l'est pas : Mais commençons un peu à voir la méthode que vous tenez, quand vous avez un homme assez savant pour travailler  devant vous, & exécuter ce que vous lui dictez, pour faire venir un cheval à toutes ces justesses, sans que vous ayez la peine de me dire comme quoi vous avez instruit votre écolier sur les chevaux dressés, pour le rendre au point d'exécuter toutes les leçons que vous lui dicterez sur ceux qui ne le seront. Pour ce qu'en la suite de votre discours jusques à la fin des dernières justesses, je verrai en l'homme & au cheval tout ce que je désire.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, je connais bien que Monsieur de Pluvinel vous a dit vrai, que le cheval ignorant est bien plutôt dressé sous un homme savant, que sous un qui ne sait rien   du tout ou fort peu. Néanmoins depuis que je le connais, je lui ai vu souvent pratiquer  le contraire, en ce que les plus fâcheux chevaux de toutes sortes de nature, ce sont des plus jeunes Pages de votre Majesté, de treize ou quatorze ans, ou de ses écoliers de pareil âge, auxquels il les fait travailler sans appréhender qu'il en arrive   d'accident : encore que ce soient des Gentilshommes des meilleures Maisons de votre Royaume, desquels la vie lui est trop chère pour la hasarder imprudemment. C'est pourquoi ( SIRE ) je remarque en cela l'excellence de sa méthode. Car il est tout vrai, que qui mettra un enfant sans aucun usage sur un cheval ignorant, fâcheux, & plein de fantaisie, pour le travailler par les voies que tout le monde pratique, il serait en péril de n'en descendre pas en vie. Ce qui me fait dire être très-à propos que Monsieur de Pluvinel lui déclare comme quoi cela se peut.
PLUVINEL.
SIRE, Monsieur le Grand a raison de vous dire, que je ne fais point de difficulté de mettre de jeunes enfants sur les plus fâcheux chevaux que je connaisse, & les plus ignorants ; encore qu'il soit bien vrai que les plus savants écoliers n'y sont pas trop bons pour parfaitement venir à la fin de ce qu'on désire : néanmoins je ne le fais pas sans considération, & sans qu'il en arrive du profit à l'homme & au cheval : Mais pourtant cela ne se doit entreprendre sans avoir parfaite connaissance de la portée de l'un & de l'autre, & sans savoir ce que l'homme peut souffrir sans incommodité, & prévoir ce que le cheval doit faire ; afin que si c'est plus que la portée du Chevalier, éviter par le moyen de cette connaissance les accidents qui en pourraient advenir.
LE ROI.
Ce sont choses bien difficiles que ces prévoyances & ces connaissances, lesquelles je voudrais bien que vous me donnassiez à entendre quelles elles sont.

DES QUALITES NECESSAIRES

 
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Je vous dirai que j'ai appris de Monsieur de Pluvinel sur ce sujet, que pour bien connaître la portée & le naturel du jeune écolier, il faut le regarder pour juger quelque chose par sa physionomie, l'ouïr parler pour voir quel est son esprit, & le mettre sur un cheval duquel on soit assuré pour connaître sa force, & sa fermeté naturelle. De même il faut regarder le cheval fixement dans les yeux, pour juger de son naturel, & de son inclination : le faire remuer doucement, vigoureusement, & même rudement : pour sonder sa force, sa colère s'il en a, de quelle sorte il l'exerce, quelles sont ses défenses, les actions qu'il fait auparavant d'entrer en colère ; celles qu'il fait durant qu'elle dure, & celles qu'il démontre quand il revient à soi ; afin qu'ayant connaissance de ces choses,   il puisse apparier l'homme & le cheval, de sorte qu'il n'en réussisse que du bien. Et remarquera votre Majesté, que pour atteindre à cette perfection, il convient que celui  qui enseigne, & qui veut pratiquer cette méthode, soit plein de patience, de résolution, tout ensemble : Deux choses que Monsieur de Pluvinel vous pourra dire en deux mots.
PLUVINEL.
SIRE, Monsieur le Grand vous a très-bien fait connaître pourquoi sans péril je fais quelquefois travailler toutes sortes de chevaux, quelque fâcheux qu'ils soient, aux   plus jeunes de mes écoliers ; & a encore très-bien dit qu'il faut que celui qui enseigne, soit très-patient & très-résolu : mais il faut prendre garde comme quoi on pratique ces deux choses ; car si un homme souffre quantité d'extravagances, & de désordre à son cheval, sans raison ( pource qu'il en faut quelquefois souffrir avec jugement ) & sans  qu'il le châtie, celui-là se doit véritablement nommer ignorant, & non pas   patient ; comme aussi celui qui bat son cheval sans nécessité, & lors qu'il n'a besoin   que des aides, qui le tourmente des éperons, de la gaule, de la bride, du caveçon, au moindre petit manquement qu'il fait, sans chercher autre invention pour le ramener, quand il commet ces légères fautes, pour le châtier, quand il exécute les grandes. Je nomme aussi très-assurément celui-là colère, ignorant, & non pas résolu ; Car la résolution c'est proprement de châtier, de battre, & de tourmenter le cheval quand il est temps, & non autrement, comme j'espère faire voir à votre Majesté en la suite de ce discours.
LE ROI.
Je suis bien aise que vous m'ayez fait entendre ces raisons auparavant que d'en venir à la pratique : Mais je crois qu'il n'est point mal à propos que vous me donniez à connaître quels chevaux sont les plus propres pour bien servir soit en guerre, soit sur la Carrière ; & quelles qualités il faut qu'ils aient, afin que parmi le grand nombre, je puisse de moi-même juger des meilleures. ne voulant rien ignorer de ce que je pourrai apprendre.
 
PLUVINEL.
SIRE, plusieurs Provinces nous donnent des chevaux : ceux que nous avons le plus communément, viennent d'Italie, où la plupart des races à présents sont perdues & abâtardies : tellement qu'il ne nous en arrive plus de si bons. D'Espagne nous en avons rarement, encore ceux qui nous passent, ne sont pas les meilleurs. De Turquie, il nous en vient si peu que nous n'en devons pas faire cas, quoiqu'ils soient très-excellents, & plus que ceux que j'ai nommés. Les Barbes nous sont plus communs, ordinairement bons, & tous propres à faire quelque chose. L'Allemagne, la Flandre, & l'Angleterre nous en donnent aussi ; mais pour moi je trouve ( SIRE ) que ceux qui naissent en   votre Royaume sont aussi bons, ou meilleurs, qu'aucun de ce qui nous viennent de toutes ces nations étrangères : car j'en ai vu de Gascogne, d'Auvergne, de Limousin,  de Poitou, de Normandie, de Bretagne, & de Bourgogne de très-excellents. Et si les Princes, & la Noblesse de votre Royaume étaient curieux de faire race de chevaux, il  n'y a lieu au monde où il y en eut de si bons ; car j'ai remarqué que ce qui y naissent,  ont toutes les excellentes qualités requises au beau & bon cheval. Et pour moi, je ne m'enquiers point de quels pays ils soient, quand je les vois avoir bonne taille, beaux pieds, & belles jambes, avec de la force, de la légèreté, & d'une bonne & douce   nature ; néanmoins je fais grand état des Barbes pour la Carrière, & pour la grande inclination qu'ils ont à bien manier avec une dextérité, & une grâce plus particulière que les autres ; témoin ( SIRE ) le Barbe bai que voilà, lequel Monsieur le Grand a donner   à votre Majesté, le parangon certes de tous les chevaux de Manège du monde, tant   pour sa beauté, que pour son excellence, à manier parfaitement, & de bonne grâce, terre à terre, & à courbettes, avec tant de justesse, & d'agilité que ce n'est pas sans cause qu'il s'appelle le Bonnite.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Monsieur de Pluvinel a raison de vous montrer ce cheval pour un    chef-d'œuvre : car il est vrai que feu Monsieur de la Broue, très-excellent en l'exercice de la Cavalerie, après l'avoir fait long-temps travailler, & fait voir à feu Monsieur le Connétable, ils le jugèrent tous deux incapable de pouvoir jamais bien manier à courbette, à cause de son impatience, de sa tête mal assurée, ayant les gencives, & la barbe où repose la gourmette, si tendre, qu'il ne pouvait souffrir qu'à grande peine ni embouchure ni gourmette, & si sensible de tous côtés, qu'il n'y avait nul moyen de branler tant soit peu dessus, qu'il ne se mit en désordre : néanmoins quelque jugement qu'en fissent ces excellents hommes, Monsieur de Pluvinel m'assumera de le rendre à la perfection où un cheval pouvait atteindre. Cela m'obligea ( ayant tant de fois vu des preuves de sa suffisance ) de lui abandonner mon cheval pour le dresser & manier du tout à sa volonté, à quoi il travailla, de sorte que par sa patience & son industrie, il lui gagna la tête, & lui donna le parfait appui à la main, en lui faisant porter à diverses  fois plusieurs sortes de gourmettes. La première d'un bien petit ruban de soie, l'autre d'une tresse de soie, l'autre de chevrotin, l'autre de maroquin, l'autre de grosse vache, l'autre de fer en forme de jaseran, & la dernière qu'il porte maintenant en servant votre Majesté ; elle la peut voir semblable à celles que portent d'ordinaire tous les autres chevaux. Peu de jours après il me le montra à Fontainebleau, où il le fit manier à courbettes par le droit, après deux voltes à main droite, deux voltes à main gauche, & deux voltes à main droite, toutes faites d'une haleine, sans sortir d'un rond à peu près de la longueur du cheval, & puis il le fit manier en avant, en arrière, de côtés, deçà, & delà, & à une place : en faisant une courbette de côté, & changeant tout en l'air, retombait de l'autre côté, tant de fois qu'il plaisait au Chevalier. Je nommais tout à l'heure ce   Manège la Sarabande du Bonnite, que nous n'avons jamais vu faire qu'à lui, quand Monsieur de Pluvinel était dessus. Et pour conclusion, il lui fit faire les excellentes passades relevées, avec la grâce &  la beauté du cheval en toutes ces actions, & tout cela en présence de Monsieur le Connétable, qui fut en extrême admiration de voir ( contre le jugement qu'il en avait donné ) une si grande & juste obéissance en tous  ces Manèges.

DU DRESSAGE

LE ROI.
Les rares qualités que vous me dites de ce cheval, me mettent en impatience de savoir par le menu la voie & l'ordre que Monsieur de Pluvinel tient pour bien dresser  les chevaux, & les rendre adroits à manier avec cette grande facilité que je reconnais être en tous ceux qui sont dressés en son école. C'est pourquoi demandons ce qu'il lui  en semble.
 
PLUVINEL.
SIRE, sachant par la pratique, & par le long usage, que le cheval ne se peut dire dressé, qu'il ne soit parfaitement obéissant à la main & aux deux talons ; je n'ai pour  but, pour réduire mes chevaux à la raison, que ces deux choses ; d'autant qu'il est   très-certain que tout cheval qui se laisse conduire par la bride, qui se range deçà, & delà, & se relève devant & derrière, à la volonté du Chevalier, je l'estime très-bien dressé : & doit manier juste, selon sa force & vigueur. Or pour arriver à gagner ces deux points,  j'ai cru par ma méthode, en avoir abrégé les moyens de plus de la moitié du    temps : mais pour autant que la perfection d'un art consiste par savoir par où il faut commencer, je me suis très-bien trouvé en celui-ci, de donner les premières leçons au cheval, par ce qu'il trouve le plus difficile, en recherchant la manière de lui travailler la cervelle, plus que les reins & les jambes, en prenant garde de ne l'ennuyer, si faire se peut, & d'étouffer sa gentillesse : car elle est aux chevaux comme la fleur sur les fruits, laquelle ôtée ne retourne jamais ; de même si la gentillesse est perdue, on ne la peut redonner que difficilement aux chevaux de légère taille & pleins de feu, & point du tout aux chevaux d'Allemagne : étant une chose infaillible que celui qui ne travaille avec considération, ou il ôte la gentillesse à son cheval, ou le fait tomber dans des vices incorrigibles. Sachant donc que sa plus grande difficulté est de tourner pour faire de bonnes voltes terre à terre ; je commence le cheval ignorant par là, & après lui avoir  mis un filet dans la bouche, pour lui apprendre peu à peu à souffrir le mors, & un caveçon de cordes, de mon invention, comme celui ( SIRE ) que vous voyez à ce cheval ; j'attache les deux cordes justes, que je fais tenir à un homme, puis un autre, ( ayant en la main un bâton où est attachée une longue courroie de cuir, que j'ai  nommé chambrière ) marche à côté, & lui faisant peur l'oblige d'aller en avant, & tourner de la longueur des cordes avec la croupe dehors du rond : tellement que par  cette voie la tête est toujours dedans la volte, & le cheval obligé de regarder le milieu, s'accoutumant à une très-bonne habitude, qui est de regarder sa piste, & par ce moyen de ne se rendre jamais entier.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Monsieur de Pluvinel vous dit vrai, que la plus grande difficulté qu'aient les chevaux, est de tourner ; car souvent j'ai pris plaisir à faire échapper dans la carrière de votre grande Ecurie, de jeunes chevaux sans selle & sans bride, qui en s'égayant, partaient de la main, & arrêtant sur les hanches prenaient un quart de volte ou une demie, mais jamais le tour entier. Quelques fois aussi ils faisaient pour leur plaisir deux ou trois courbettes par le droit, les autres plus légers & vigoureux, troussaient autant de cabrioles ou ballottades ; qui m'oblige à croire que chaques chevaux ont naturellement un air particulier, où ils peuvent mieux réussir, & que la plus grande difficulté qu'ils aient c'est de tourner.
PLUVINEL.
SIRE, ce que Monsieur le Grand vous vient de raconter, est la raison pourquoi je commence mes chevaux, par ce qu'ils trouvent le plus difficile qui est de tourner, & de les mettre autour d'un pilier, comme je viens de dire à votre Majesté, afin qu'en les y faisant cheminer au pas deux ou trois jours sans les battre, puis dix ou douze au trot, le cheval nous montre quelle est sa nature, sa force, son inclination, sa gentillesse, & tout ce qui peut être en lui ; afin de juger à quoi il sera propre, & de quelle sorte il le faut conduire : ce qui se fait bien plus facilement à un lieu où il est retenu, en sorte qu'il ne puisse échapper : pour ce qu'on a loisir de voir mieux tous ses mouvements, que s'il  était sur sa foi avec un homme sur lui : d'autant qu'à ces premiers commencements le naturel du cheval est d'employer toute sa force, & son industrie, pour se défendre de l'homme quand ils ont le pouvoir sans grande difficulté : comme il lui est très-aisé en le travaillant par une autre méthode que la mienne : durant le temps qu'il va au pas & au trot, il faut prendre garde de ne le presser pas jusques à ce qu'il chemine & trotte facilement, & qu'il s'accoutume à débarrasser ses jambes, de crainte qu'en le pressant, le pied de devant du dedans de la volte, ne choque l'autre jambe, & que la douleur qui se ferait, l'obligeât de chercher une défense contre le mal qu'il sentirait, & l'empêchât d'obéir. Mais lors qu'il va librement au pas & au trot ( ce qui se témoigne par le libre marcher & par la gaieté, ne faisant plus cette action avec peine ) on pourra l'animer ou par la peur, ou par un coup de chambrière, à prendre le galop ; auquel étant assuré, lui faudra donner plus de fougue pour l'obliger, en se mettant sur les hanches de manier seul, & faire quelque temps terre à terre : toutes lesquelles choses, le sage & discret Chevalier ménagera selon la connaissance qu'il aura de son cheval, lui conseillant néanmoins de pratiquer cette leçon, plutôt à main droite, qu'à main gauche, m'étant toujours aperçu que la plus grande part des chevaux, & presque tous, ont plus d'inclination à tourner à main gauche qu'à main droite.
LE ROI.
N'y a-t-il point de raison pourquoi ils sont portés à tourner plus volontiers à main gauche ?
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PLUVINEL
SIRE, il y a quelques-uns qui en ont voulu chercher la cause avant la naissance du cheval, & assurent que le poulain étant dans le ventre de sa mère, est tout plié du côté gauche : d'autre ont dit, qu'ordinairement les chevaux se couchent le plus souvent sur le côté droit, qui les obligent de plier le col & la tête à main gauche. Mais moi, qui ne recherche point toute cette Philosophie invisible, & qui m'arrête à ce que je voie apparemment, je ne crois ni aux uns ni aux autres : & puis assurer à votre Majesté,  que la seule coutume leur produit cette mauvaise habitude, laquelle ils prennent dès qu'ils sont hors d'auprès de leur mère, & attachés dans l'Ecurie. Premièrement le licol,  le filet, la bride, la selle, & les sangles se mettent du côté gauche. Jamais, ou rarement, le Palefrenier ne commence à panser son cheval, ni ne lui donne à manger que de   même côté. Et toutes sortes de valets soit Palefreniers ou autres ( s'ils ne sont  gauchers ) conduisent toujours un cheval de la main droite, & par ce moyen lui tirent  la tête à main gauche.

DE LA VIOLENCE 

DE LA DOUCEUR

LE ROI.
Je comprends fort bien, & juge que vous avez raison de commencer vos chevaux sur les voltes à main droite, quoi que le plus difficile ; mais d'autant que vous ne voulez   pas qu'on batte le cheval à ce commencement, vous présupposer par là que toutes sortes de chevaux doivent obéir facilement : & si par hasard le contraire advenait ( car il en a de diverse nature, bonne ou mauvaise ) comme quoi il en faudrait user ?
PLUVINEL.
SIRE, quand j'ai dit qu'il se fallait garder de battre le cheval à ce commencement pour les raisons que j'ai déclarés, j'ai dit si faire ce peut. Mais je passe outre & assure qu'il ne faut nullement battre au commencement, au milieu ni à la fin ( s'il est possible de s'en empêcher ) étant bien plus nécessaires de le dresser par la douceur ( s'il y a moyen ) que par la rigueur, en ce que le cheval qui manie par plaisir, va bien de meilleure grâce que celui qui est contraint par la force. D'avantage en le forçant, il en arrive le plus souvent des accidents à l'homme & au cheval ; à l'homme, en ce qu'il court fortune de se blesser, si la force dont il use n'est conduite avec grand jugement. Et au cheval, qui en courant le même risque, étouffe sa gentillesse, s'use les pieds & les jambes, ce rendant par là incapable de bien servir. Mais d'autant que les Français ne sont pas de l'humeur des autres nations, en ce que leurs chevaux de quelque nature qu'ils soient, bien que sans force, sans adresse & sans gentillesse, ils veulent, sans considérer ces choses, les faire dresser. J'ai cru avant que passer outre devoir dire à votre Majesté, un petit mot de la nature des chevaux en particulier. Premièrement il est tout certain que j'ai remarqué par les lieux où j'ai été hors ce Royaume, mêmement en Italie, où on a toujours fait grande profession de l'exercice de la Cavalerie, qu'ils n'entreprennent   point un cheval, qu'il n'ait toutes les qualités nécessaires pour bien manier ; & si on leur en mène qui soient colères & impatients, méchants, lâches, paresseux, de mauvaise bouche & pesante, infailliblement quelques beaux qu'ils puissent être, ils ne les entreprennent point, au contraire ils les envoient au carrosse. Ce que les Français ne trouveraient nullement bon, & accuseraient d'ignorance les Ecuyers qui renverraient leurs chevaux de la sorte. C'est l'occasion ( SIRE ) qui m'a fait plus soigneusement rechercher la méthode de laquelle j'use, pour ce que par autre voie, il me serait impossible de réduire quantité de chevaux que l'on m'amène, dont la plupart ont les mauvaises qualités ci-dessus. Qui me fait dire sans vanité, ni présomption, que si je n'eusse reconnu mes règles plus certaines, & beaucoup plus brèves que toutes les   autres que j'avais apprises, je n'aurais pas quitté la plus grande partie de celles du Seigneur Jean Baptiste Pignatelli, Gentilhomme Napolitain, le plus excellent homme de cheval qui ait jamais été de notre siècle, ni auparavant, duquel j'ai appris une partie de ce que je sais durant le temps de six années, que j'ai passées auprès de lui. Et pour ce que je n'ai jamais eu faute que de temps, j'ai travaillé à l'abréger tant qu'il m'a été possible, pour dresser les hommes & les chevaux, à quoi j'ai réussi si heureusement, que je puis faire voir que mes règles sont des plus brèves, & si certaines qu'elles sont infaillibles. Ce n'est pas que je réprouve les autres, par lesquelles les bons & les rares Ecuyers apprennent à leurs chevaux à bien manier juste : mais j'estime celles desquelles je ne sers, être telles que je les viens de dire & de plus, moins périlleuses. Si donc quelque cheval refuse d'obéir, il faut que le prudent Chevalier considère ce qui l'en empêche. Si le cheval est impatient, méchant & colère, il se faut donner garde de le battre ( quelque méchanceté & défense qu'il fasse ) pourvu qu'il aille en avant : pour  ce qu'étant retenu de court, cette suggestion châtie assez sa cervelle, ( ce qui est plus nécessaire à travailler à tels chevaux & à tous autres, que les reins & les jambes ) & les cordes du caveçon, durant ces échappades, lui donnent le châtiment à propos, & au même temps qu'il se met en effort de s'échapper, tellement que par cette voie, il faut qu'il demeure dans sa piste, malgré qu'il en ait : mais si l'incommodité du caveçon le faisait arrêter, pour chercher quelque autre défense, soit en allant en arrière, ou bien en se jetant contre le pilier, alors celui qui tiendra la chambrière, lui en fera peur, & lui donnera un coup, contre lequel s'il se défend, il redoublera, jusques à ce que le cheval  aille en avant : puis incontinent lui donnera à connaître que son obéissance produit les caresses : & continuant de la sorte avec la prudence requise, le cheval s'apercevra & exécutera bien-tôt ce qu'on désire de lui. Si le cheval est paresseux & lâche, & que sa paresse lui fasse refuser d'obéir, il faut se servir de la chambrière vigoureusement,  tantôt de la peur, tantôt du mal, épargnant néanmoins les coups le plus qu'il sera possible ; pour ce que ce doit être le dernier remède, lequel il ne faut mettre en usage qu'aux extrémités des malices noires des chevaux, principalement quand en se défendant, ils cherchent l'homme pour lui faire mal. Si le cheval se rencontre avoir mauvaise bouche, ordinairement la défense s'exerce plutôt en avant, & en forçant la main, que non pas en arrière ; tellement que tel cheval ne doit être battu, au contraire retenu & allégé, pour lui donner bon & juste appui, & le mettre sur les hanches, afin  de lui ôter l'habitude de s'appuyer sur la bride, & forcer la main ; ce qui se fera au  même pilier, en trottant & galopant doucement jusques à ce qu'il fasse sa leçon, sans contrainte, & avec de la légèreté. Si le cheval est pesant, & que sa seule pesanteur empêche l'obéissance que l'on désire, il est besoin de le fort allégé, par la  continuation de cette leçon, ou par les suivantes ; de crainte que si on le pressait auparavant que de l'avoir allégé du devant, ou appris la commodité d'être sur les hanches, il se mit sur les épaules de telle sorte, qu'il fut après fort difficile de le   relevé : mais si parmi la pesanteur il s'y rencontrait de la malice, il faudrait bien   prendre garde de le presser auparavant que de l'avoir allégé, crainte de l'accident   susdit, & d'un autre plus fâcheux, qui est que le pressant avant que d'être allégé, il ne manquerait pas de se défendre de sa malice, laquelle n'étant pas fécondée de forces, ni de légèreté, il y aurait hasard que le cheval étant attaché à terre, à cause de sa pesanteur, cela l'obligeât, voyant qu'il ne se pourrait défendre de sa force, de se jeter contre terre, ou tâchant de faire quelques élans, n'étant assisté de forces ni de légèreté, tomber ou  se renverser, ou quelquefois se coucher.

DES PREMIERES LECONS 

AUX PILIERS

LE ROI.
Vous m'avez fort bien fait entendre le bon effet qu'il y a de commencer les chevaux par ce qu'ils trouvent le plus difficile, & le moyen d'y faire obéir les chevaux de toutes sortes d'humeurs : c'est pourquoi, Monsieur de Pluvinel, passons outre.
PLUVINEL.
travail au piliersSIRE, quand je connais que le cheval obéit franchement à cette première leçon, de pas, de trot & de galop, & qu'il se présente à manier terre à terre, je tâche peu à peu à gagner quelque chose sur sa mémoire : car après avoir commencé sa leçon autour du pilier, je l'attache entre deux piliers en la forme que V.M. peut voir, puis étant derrière, je lui apprends avec le manche de la houssine, ou celui de la chambrière, à fuir les coups, le faisant marcher de côté tout doucement deçà & delà. Et d'autant que le cheval se trouve grandement contraint du caveçon en ce lieu là plus qu'en nul autre, on doit bien prendre garde de le travailler le plus doucement qu'on pourra, afin qu'il s'accoutume à souffrir en obéissant, & là vaincre sa colère, laquelle le saisit plus volontiers, se voyant ne pouvoir échapper, ni aller avant, ni arrière, ni tourner à   gauche, ni à droite : & où le cheval ne voudrait obéir ( ce qui se trouve fort peu ) on pourra le ramener autour du pilier, raccourcir la corde du caveçon, & lui tenant la tête proche du pilier, le faire cheminer des hanches tout doucement avec le manche de la gaule, comme dit est, ou celui de la chambrière : car en cas de refus, il connaîtrait bien plutôt ce qu'on lui demande au premier lieu où il était plus libre, que dans cette   grande contrainte.
LE ROI.
Je crois que cette leçon étant bien faite, il en peut réussir de très-bons effets.
PLUVINEL.
Très-excellents ( SIRE ) & plus que votre Majesté n'estimerait, en ce qu'en premier lieu le prudent & judicieux Chevalier peut remarquer à quoi son cheval est capable, de quelle humeur il est, sans faire courre fortune à aucun homme, il lui aura appris à fuir   la houssine & la chambrière à l'entour du pilier, & attaché entre deux piliers ; à aller pour la peur au pas, au trot, au galop, & quelque temps terre à terre ; à cheminer de côtés, deçà & delà, & à se donner les châtiments plus à propos du caveçon, qu'aucun homme ne saurait faire en cas qu'il se voulut transporter hors de sa piste : de plus en continuant cette leçon, il en réussit encore trois grands biens : Le premier, que jamais les chevaux ne sont forts en bouche ; le second, qu'on en voit point de rétifs ; & le troisième, qu'ils ne peuvent devenir entiers, opiniâtres, & revêches à tourner à main droite & à main gauche, qui sont les plus grands défauts qui se rencontrent le plus souvent aux chevaux ignorants.
LE ROI.
Pourquoi ne peuvent-ils être forts en bouche, rétifs, ou entiers, si naturellement ils sont enclins à quelqu'un de ces vices, ou à tous les trois ensembles ?
PLUVINEL.
Pource qu'en tournant, ils sont contraints d'aller en avant, & en leur montrant la chambrière devant eux, ils s'arrêtent court quand on veut ; chose toute contraire à l'entier, qui ne veut pas tourner ; au rétif, qui refuse d'aller en avant ; & au fort en bouche, qui n'arrête pas quand il plaît au Chevalier. Et remarquera V.M. s'il lui plaît, que ces trois effets, si bons & si nécessaires, sont infaillibles, si on ne change point ces leçons, jusqu'à ce que le cheval fasse connaître par sa grande obéissance, qu'il emploie sa force & son haleine délibérément, & sans aucune violence.
LE ROI.
Il semble, à vous ouïr parler, que vous trouviez tant d'utilité pour le cheval autour du pilier seul, & entre les deux piliers que vous le commencez, continuez, & achevez par ces deux moyens.
PLUVINEL.
Il est vrai ( SIRE ) que quiconque saura travailler avec jugement & connaissance parfaite, de ce qu'il faut entreprendre bien à propos, peut résoudre & ajuster la tête de son cheval, & tout le reste du corps de toutes sortes d'airs, en pratiquant les leçons susdites, & les suivantes, avec patience, industrie & jugement.
LE ROI.
En quel temps est-ce que vous mettez un homme sur le cheval, & quand est-ce que vous le juger à propos ?
PLUVINEL.
SIRE, Premièrement que mettre personne sur le cheval, je désire qu'il exécute volontairement, & avec facilité les leçons ci-dessus, avec la selle & la bride : ce qu'il peut en quatre ou cinq jours, pourvu que celui qui le fera travailler, ait bon esprit, bon jugement, & y procède de bonne sorte : car il arrive quelquefois que faute de ces deux pièces-là bien ajustées, on gâte le plus souvent le cheval, & met-on l'homme au  hasard : ce que j'évite en ce qu'il m'est possible, d'autant qu'en tout exercice, qui se fait pour le plaisir, pour le profit, ou pour les deux ensemble, comme celui-ci, il faut bien prendre garde de tomber en ces accidents ; pource qu'il n'y a nul plaisir à voir faire mal à un homme, & point d'utilité de battre son cheval, & le rendre inutile à servir son  maître : C'est pourquoi je désire qu'il obéisse franchement aux leçons ci-dessus, selon  sa puissance, avec la selle & la bride seulement : & si je veux que les étriers soient abattus.

DES ETRIERS ABATTUS

LE ROI.
Pourquoi faites-vous abattre les étriers, puisque vous me mettez personne sur le cheval ?
 
PLUVINEL.
SIRE, je le fais pour deux raisons, & principalement pour les chevaux sensibles, qui en ont très-grand besoin : la première, à fin que les étriers, en battant contre leur ventre, les fassent apercevoir qu'ils n'en reçoivent point de mal, & les accoutument de souffrir que quelque chose leur touche. L'autre raison est, que cela leur donne occasion de tenir la queue ferme plutôt que de la remuer ; à quoi il est nécessaire de prendre bien garde, d'autant que c'est une des plus désagréables & méchantes actions que le cheval puisse faire en maniant. Comme dont je le vois assuré à ce que je désire, & ne refuser point l'obéissance, alors je ne fais point de difficultés de mettre quelque jeune écolier bien léger & ferme, afin que le cheval en reçoive moins d'incommodité ; & que l'homme étant ferme, en cas que le cheval sentant la charge plus grande en se défendant de son esquine ( comme cela arrive d'ordinaire ) qu'il se puisse heureusement tenir, & souffrir, sans désordre, la gaillardise ou la défense malicieuse du cheval. Et lui ayant fait ôter   ses éperons, il doit être averti de ne remuer dessus en aucune manière, ne lui faire   sentir la bride, d'autant qu'il suffira que le cheval le sente sur lui, & qu'il s'accouftume à le porter volontairement, & que la leçon se continue comme auparavant par celui qui tient la chambrière, qui le fera manier, ou par la peur, ou par le mal ; & en continuant de la sorte cinq ou six jours, plus ou moins, le cheval connaissant que celui qui est sur lui, ne lui fait ni mal ni incommodité, il se laissera plus facilement approcher par lui & monter.
LE ROI.
J'aperçois clairement que par la voie que vous suivez, vous évitez presque tous les périls qu'il y a pour les hommes & pour les chevaux ; & que dessous un jeune écolier vous pouvez dresser un cheval.
PLUVINEL.
SIRE, Je suis bien aise que votre Majesté ait connu cette vérité par la preuve, pour  ce qu'en ce peu, elle a vu tous les plus grands périls, qui se puissent rencontrer dans cet exercice, évités, en ce que les plus dangereuses leçons pour les hommes, & pour les chevaux, sont les premières auxquelles il leur faut faire venir d'une extrémité à l'autre, qui est de la liberté à l'obéissance, & à la suggestion de porter la selle, la bride & l'homme : desquelles choses toutes sortes de chevaux se défendent, ou plus ou moins, selon leur nature, leur force & vigueur : tellement qu'évitant ces premiers mouvements, & les faisant obéir aux leçons ci-dessus, il n'y a nulle doute, qu'obéissants en un point, ils obéissent à tout, si la force leur permet, & si le Cavalier de bon jugement se sait servir des occasions.

L'INSTRUCTION 

DU CHEVAL MONTE

LE ROI.
Jusques ici j'ai vu l'homme immobile sur le cheval, à cette heure sachons ce que  vous voulez qu'il exécute.
 
PLUVINEL.
de la lecon au cheval monteSIRE, Lors que je connais le cheval accoutumé à porter l'homme, & obéir sous lui sans se défendre, je mets dessus quelque écolier plus savant & qui ait de la pratique à la main & au talon, lequel sans lui toucher des talons, raccourcira doucement les rênes, afin que peu à peu le cheval sente la main, & qu'il s'accoutume à s'y laisser conduire, le caveçon aidant toujours comme devant, & se faisant suivre par celui qui tient la chambrière : si le cheval a tant soit peu de force, il maniera tout seul, & commencera à prendre l'appui de la main, & pourra on continuer cette leçon jusques à ce qu'en   maniant, il souffre la main, & qu'il s'y laisse conduire : mais il faut que celui qui est dessus, prenne garde de lui donner cette leçon avec discrétion, & sans l'incommoder de la bride, pour l'en châtier en aucune façon, mais avec prudence & jugement lâcher ou raffermir la main, selon le besoin & le point où sera le cheval ; puis selon l'obéissance qu'il aura rendue à l'entour du pilier, le renvoyer, ou finir sa leçon entre deux piliers, le faisant cheminer de côtés, deçà & delà, non pour les talons, desquels il ne se faut pas servir qu'il ne souffre la bride, & qu'il ne s'y laisse conduire ; mais du manche de la gaule, ou de la chambrière, comme dessus, sans mettre le cheval en colère, si faire se peut.
LE ROI.
Je vois bien que cette leçon est pour faire ce que vous m'avez dit ci-devant, qui est que le cheval est parfaitement dressé quand il est dans la main & dans les talons, &  qu'il s'y laisse conduire aisément à la volonté du Chevalier : mais dites-moi, pourquoi vous commencez plutôt à faire obéir votre cheval à la main qu'aux talons ?
PLUVINEL.
SIRE, Je le fais, pource que comme j'ai dit à votre Majesté, la plus grande difficulté  du cheval est de tourner, & la plus grande incommodité de souffrir la bride : car il souffre bien plus volontiers l'homme sur lui que la bride dans la bouche. C'est pourquoi je suis ma maxime, de commencer toujours par les choses les plus difficiles, & les plus nécessaires. Or est il que la bride étant celle qui retient le cheval, qui le conduit à la volonté du Chevalier, & sans laquelle on ne s'en pourrait servir : je commence par lui faire souffrir, & obéir à la main. Car pourvu que le cheval, qui naturellement va en avant, s'arrête, & tourne sans autre justesse, le Chevalier s'en peut servir à son besoin, & n'y a point de gendarmes ni de chevaux légers dans votre Royaume, qui ne tâchent d'accoutumer leur cheval à tourner & arrêter pour la bride : autrement il leur serait inutile pour servir votre Majesté.
LE ROI.
Je suis content de l'intelligence que vous me donnez, passons outre.
PLUVINEL.
SIRE, quand le cheval souffre la main & y obéit, s'y laissant conduire sans refus au gré du Chevalier, il est à propos que le Chevalier en s'affermissant sur les étriers, fasse quelque mouvement pour animer son cheval à manier ; que s'il se présente de   lui-même, & sans la peur de la chambrière, le Chevalier ne perdra pas temps, &   prendra cette occasion de lui faire connaître par les caresses, & l'entretiendra en cette cadence de fois à autre par les justes contrepoids de son corps, par la vigueur du gras de ses jambes, & par la fermeté de ses cuisses, en le ragaillardissant quelquefois de la  voix ; que si par hasard il refusait d'obéir par cette voie, celui qui tient la chambrière,  lui pourra faire peur : & en même temps l'homme lui donnera un coup de houssine   sous la botte avec un ton de voix, pour faire apercevoir au cheval qu'il faut qu'il manie pour celui qui est sur lui, comme pour celui qui tient la chambrière. Laquelle chose il comprendra bien-tôt, en y procédant distinctement, tant celui qui est à cheval que celui qui est à pied. Et lors qu'il aura obéi à l'entour du pilier, & qu'il aura parfaitement contenté le Chevalier, il le peut renvoyer au logis, pour lui faire sentir le plaisir de son obéissance. Si aussi il ne lui a donné tout le contentement parfait qu'il pourrait désirer,  il faut le faire attacher entre deux piliers, sans descendre ou remonter dessus, s'il était descendu ( en cas qu'il juge le pouvoir faire sans péril ) puis après au même instant que celui qui tient la chambrière, le fait aller de la sorte comme j'ai dit ci-dessus, il doit approcher doucement la houssine de côté & d'autre, & obliger le cheval le plus doucement qu'il pourra à y obéir comme au manche de la chambrière, pour lui donner à connaître la gaule, & comprendre qu'il faut qu'il y obéisse : laquelle leçon il lui continuera tant qu'il juge à propos d'entreprendre davantage.
LE ROI.
Par cette voie le cheval comprend facilement qu'il doit obéir à la gaule, comme à celui qui tient la chambrière : mais pourquoi vous servez-vous plutôt de la houssine   que des talons, puisque vous désirez que la houssine frappe au même endroit que feraient les talons ?
PLUVINEL.
SIRE, je le fais parce que je ne me veux servir des talons qu'en toute extrémité : car si les chevaux n'allaient point par autres aides que par les coups d'éperons, je confesse franchement que je quitterais l'exercice de la cavalerie, n'y ayant nul plaisir de faire manier un cheval par la seule force : parce que jamais l'homme n'aura bonne grâce tant qu'il sera contraint de le battre ; & jamais le cheval ne sera plaisant à regarder en son manège, s'il ne prend plaisir à toutes les actions qu'il fera. C'est pourquoi je me sers de la houssine pour lui donner connaissance des talons, en ce que le mouvement du bras, & la vue que le cheval a d'elle, l'oblige à obéir plutôt pour la peur qu'autrement : joint   qu'à toutes les fois qu'il faut qu'il l'a sente, étant à l'endroit du talon, cela le prépare par après à les souffrir.
LE ROI.
Quand est-ce que vous faites connaître les talons au cheval, & de quelle façon en usez-vous ?
PLUVINEL.
SIRE, lorsque je vois le cheval assuré au pas, au trot & au galop, & aucunement terre à terre à l'entour du pilier, souffrant l'homme sur lui, obéissant à la bride, & s'y laissant conduire, maniant pour la peur de la chambrière & de la gaule, ayant connaissance de l'une & de l'autre, allant de côtés entre les deux piliers pour la gaule de l'homme qui est sur lui : alors je continue les même leçons, & ensuite, l'homme   animant le cheval de la voix & de la gaule, je fais qu'il presse en même temps le gras des jambes & les talons. Que si cette nouveauté l'oblige de se défendre, il ne faut pas redoubler des éperons,  mais bien d'un coup de chambrière, ou de la peur : & après avoir repris haleine, en cheminant de pas, celui qui aura la chambrière, se tiendra prêt sans faire semblant  de rien au cheval ; puis comme l'homme qui sera dessus serrera les deux gras des jambes & les talons, où il ne partirait, la peur & le coup de chambrière lui obligeraient auparavant qu'il ait loisir de se défendre : ainsi en pratiquant avec industrie & intelligence, le  cheval connaîtra bien-tôt, qu'il faut qu'il parte pour les talons ; & y étant accoutumé, il le fera franchement quand il sentira serrer les deux gras des jambes. Si aussi le cheval ne refuse, & que la gaule seule & la voix, secourant les talons, fussent suffisante pour le faire délibérer, il ne faut point que celui qui tient la chambrière, s'en serve. Au contraire il se doit retirer hors du pilier, & laisser faire l'homme qui est dessus lui, afin que le cheval s'accoutume à ne voir plus la chambrière auprès de lui, & à manier autant pour  le plaisir que pour la peur, à quoi le Chevalier l'obligera de tout son pouvoir ; puis l'ayant contenté, il le renverra, ou le fera attacher entre les deux piliers, pour le continuer, comme auparavant, à aller de côté : mais en approchant la gaule, il approchera aussi le talon tout doucement. Et où il ferait refus, il ne donnera pas coup du talon ; mais bien de la gaule, avec la peur de la chambrière, & ainsi le cheval s'accoutumera peu à peu à partir pour les talons, & à se ranger aussi de côtés deçà & delà pour eux.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, je vois bien que par cette méthode le cheval peut obéir sans aucun doute. Mais de prendre une cadence bonne terre à terre, il s'en pourrait trouver quelques-uns qui d'eux-mêmes, sans autre artifice, ne s'y mettraient pas : c'est pourquoi il est très à  propos que Monsieur de Pluvinel dise à votre Majesté ce qu'il faudrait faire à tels chevaux, pour les obliger de prendre une bonne cadence terre à terre.
PLUVINEL.
SIRE, Il est très-vrai ce que Monsieur le Grand vient de dire, qu'il y a des chevaux encore qu'ils obéissent à la main & aux talons, s'y laissant conduire au pas, au trot, au galop, & à toute bride : néanmoins ils ne peuvent prendre la cadence terre à terre : & ce qui les empêche ( j'entends les obéissants ) car pour ceux qui se défendent de malice, il faut les vaincre par la patience industrieuse, & par la résolution judicieuse, afin de les faire obéir ; & où étant obéissants, ils ne s'accommoderaient à aucune cadence. Il faut qu'ils soient sans force, sans légèreté, ou naturellement désunis : car si le cheval est léger & uni, infailliblement les aides ci-dessus dites, le feront présenter à ce qu'on désire : mais si le cheval est léger & désuni, il sera besoin que le Chevalier ayant fini   sa leçon, le fasse attacher entre les deux piliers. Et après l'avoir fais aller de côtés deçà & delà, qu'il descende, puis un peu après qu'il lui frappe doucement la poitrine avec la houssine en aidant de la langue, pour lui apprendre à faire des courbettes : à quoi s'il  ne répond, & qu'il n'obéisse, comme il s'en trouve de si colères ou si stupides, que la moindre nouveauté les trouble de telle sorte, qu'ils n'entendent point ce qu'on leur demande, ou l'entendant ne le veulent faire. À quoi le discret Chevalier garde de  près : car si le cheval entend & comprend ce qu'il lui demande, le refusant, il le faut châtier de son refus : si aussi il ne l'entend, & que son refus procède de manque d'intelligence produite par la colère, ou par la stupidité, faisant difficulté de se lever haut de terre, & plier les jambes de devant, ( qui est une des bonnes grâces du cheval quand il manie à courbettes ou à un air plus haut ) ou qu'il se fit trop attendre à lever les deux pieds de terre, il le faut frapper sur une jambe de dernière, ou sur toutes les deux avec la même houssine, pour le faire ruer : & s'il est tant soit peu sensible, il s'apercevra qu'il lui faut lever les jambes, voir la croupe, en voyant approcher la houssine : De sorte qu'il ne refusera plus à lever le devant, qui est ce que premièrement est demandé : & si tous ces moyens manquaient, & que le cheval fut tellement attaché à terre qu'il ne se voulut lever, il faut faire tenir un gros bâton haut de terre, environ d'un pied & demi : &   tenant une des cordes du caveçon, faire sauter le cheval par-dessus, lequel approchant du bâton, celui qui sera sur lui aidera de la langue & de la houssine sur l'une ou l'autre de ses épaules : & par cette voie le cheval apprendra assurément à bien faire une courbette, si le Chevalier est soigneux de l'aider & de le caresser à propos à toutes les fois qu'il obéit ; voire même quand il fait semblant : car les chevaux ne nous peuvent entendre ni obéir que par la diligence des caresses, de la langue, de la main, ou en leur donnant quelque friandise, d'herbe, de pain, de sucre, ou autres choses, quand ils font ce qu'on désire, ou partie : Mais aussi quand ils font mal, il faut être diligent de les châtier de la voix, de la houssine, de l'éperon, ou de la chambrière un coup ou deux pour le plus ; c'est à savoir de l'un ou de l'autre, & non pas de tous ensemble pour une même faute : car s'il est possible il faut être avare des coups, & prodigue des caresses, afin, comme j'ai déjà dit, & redirais toujours, d'obliger le cheval à obéir, & à manier   plutôt pour le plaisir que pour le mal.
LE ROI.
A voir la manière que vous tenez pour lever le devant aux chevaux, afin de leur apprendre à bien faire une courbette, il faut que l'homme qui l'entreprendra, regarde de près à ce qu'il fait, pour éviter aux extrêmes colères qui peuvent prendre aux chevaux ainsi attachés, & au péril de l'homme qui serait dessus, & choisir le plus propre de tous les moyens que vous venez de dire, selon la connaissance qu'il aura du cheval, pour lui faire faire seulement une bonne courbette.
PLUVINEL.
SIRE, votre Majesté pourrait peut-être croire que se serait fort peu de chose au cheval, que de savoir une bonne courbette : mais je la puis assurer que celui qui la fait bonne, est fort avancé : car s'il en fait bien une bonne, certainement il en fera bien trois, desquelles étant assuré, il en fera infailliblement, tant que son haleine lui pourra  fournir, en le travaillant avec discrétion & sans le mettre en colère : & pour donner à connaître à votre Majesté, quelle est la bonne courbette, c'est quand le cheval l'a fait librement avec l'aide seule de la langue, à toutes les fois qu'il plaît au Chevalier de lui demander, en accompagnant bien ensemble le devant & le derrière : Et pour ce que j'ai  donné divers moyens pour faire lever le cheval, c'est au prudent & judicieux Chevalier de s'en servir selon ce qu'il jugera à propos. Car c'est à lui à considérer, que si un cheval se défend de se lever par trop devant, jusques à se mettre en péril de se renverser, &   sans vouloir allait en avant, que ce serait une imprudence à lui, de lui continuer la chose de laquelle il se défend. Au contraire, au cheval qui prend cette défense, il le faut fort délibérer & déterminer à l'entour du pilier, pour là lui faire perdre & employer sa force  à prendre une meilleure cadence : Si le cheval était ramingue ou rétif, il n'est pas à propos de le lever, si ce n'est qu'il fut fort attaché à terre ; auquel cas encore ne le faudrait-il pas lever pour le rendre plus léger que premièrement il ne fut obéissant à  aller en avant, & obéir aux leçons précédentes. Le Chevalier sage & avisé considérera donc toutes ces choses, & fera la guerre à l'œil : car il y a mille rencontres diverses qui se trouvent en travaillant, qu'on ne peut dire que lorsque l'occasion s'en présente ; étant très-nécessaire qu'avec le long usage & la pratique de cette science, le jugement agisse puissamment, autrement il y aurait du péril de gâter bien souvent des chevaux, & faire courre fortune aux hommes de se faire mal : car mon but n'étant autre par méthode, que d'épargner les jambes & les reins du cheval, & d'abréger le temps : Je m'attache principalement à exercer son esprit & sa mémoire, de telle sorte, que pour bien réussir à ce que je désire : tout ainsi que c'est l'esprit du cheval que je travaille le plus, il faut aussi que l'esprit du Chevalier soit en perpétuel travail pour épier toutes sortes d'occasions, afin de parvenir à ce qu'il désire, sans laisser passer aucun mouvement qu'il n'observe, ni aucun temps qu'il ne prenne.
LE ROI.
Je vois bien que l'homme à grand besoin de pratiquer, pour être savant en cette science. C'est pourquoi je suis bien aise en vous entendant parler, de voir, comme j'ai fait jusqu'à cette heure, la preuve de ce que vous me dites. Enseignez-moi donc, ce que vous désirez de votre cheval, après qu'il sait faire jusqu'à trois ou quatre bonnes courbettes.

DE DRESSAGE AVANCE

PLUVINEL.
SIRE, Quand le cheval obéit franchement aux leçons précédentes, & qu'il sait faire trois ou quatre bonnes courbettes, & qu'il les fait franchement entre les deux piliers, sans s'appuyer sur les cordes du caveçon, je fais un peu allonger les cordes, & continue la même leçon par quatre ou cinq jours, afin que le cheval prenne bon appui dans la main. Et lors que je connais qu'en maniant, il s'appuie sur les rênes, & non sur le caveçon, je le fais cheminer de côté, deçà & delà, des hanches seulement, en  approchant les talons tantôt l'un, tantôt l'autre, de pas, puis la même chose à   courbettes deux ou trois de chaque côté, selon la discrétion du Chevalier, l'arrêtant à chaque fois avec force caresses, pour lui apprendre à manier de côté pour les talons, s'appuyant dans la main, le secourant de la houssine, où il ne se lèverait assez devant ou derrière.
LE ROI.
Mais pratiquant toutes les leçons susdites, si le cheval vigoureux se défendait de sa force, que serait-il besoin de faire ?
PLUVINEL.
Si le cheval vigoureux, ou quelque autre cheval que ce soit, se défend contre les leçons susdites, il faut considérer sa défense : car s'il va en avant, & que seulement il se défende ( s'il est léger & vigoureux ) de son esquine, en faisant des sauts au lieu de courbettes, pourvu que le cheval aille délibéré à toute bride, quand il plaît au   Chevalier, & qu'il ne se serve de cette défense que lors qu'on le veut lever, il ne la faut   pas seulement souffrir, mais faut entretenir le cheval à la cadence qu'il prendra lui-même, soit cabrioles, ballottades, ou croupades : d'autant que c'est une chose  très-certaine, que les airs sont donnés au cheval de nature, & qu'il faut, s'il est possible, l'obliger à faire démonstration de celui qui lui est le plus facile, & auquel il a plus d'inclination : car sans doute c'est celui auquel il y aura meilleure grâce en  maniant : partant le prudent & judicieux Chevalier doit prendre garde, comme je viens de dire, de ne battre pas son cheval quand il prend quelque cadence, soit de bonne volonté, ou par défense, encore que ce ne fut pas celle qu'il désire ; d'autant que s'il se défend des sauts, il le faut faire sauter, & lui entretenir : car pourvu qu'il prenne une cadence, & qu'il obéisse, il suffit ; étant très-certain, que si le cheval n'a assez de force pour continuer à cabrioles, ballottades ou croupades, il se rabaissera très-aisément de   lui-même à courbettes, ou terre à terre : & qui ferait autrement, tel cheval vigoureux & plein de feu, pourrait faire mille désordres, qui en retardant ce qu'on désire, apporterait mille accidents fâcheux tant à l'homme qu'à lui.
LE ROI.
Je conçois bien ce que vous me venez de dire ; mais revenons au cheval obéissant aux leçons susdites, & entre les deux piliers, faisant quatre ou cinq courbettes en une place, & autant de chaque côté, s'appuyant en la main. Quand il en est à ce point, voyons ce que vous désirez de lui : car il semble, à voir l'ordre de ce que vous dites, que vous commencez, continuez, & achevez de dresser votre cheval à l'entour du pilier, & entre les deux piliers.
PLUVINEL.
Votre Majesté a très-bien jugé, pource que je me trouve très-bien de ces deux   moyens, en ce que j'en tire tout ce qui est propre à réduire les chevaux à ce que je désire, sans tourmenter le corps, les jambes, ni les pieds, mais seulement leur esprit, d'autant qu'autour du pilier le cheval se met franchement sur les hanches, se délibère, se résout, tourne furieusement, & rondement, pourvu qu'il soit vigoureux entre les deux piliers, il obéit aux talons plus promptement. Il s'unit & prend plutôt le bon appui de la main à courbettes : auxquels lieux si le cheval y va volontairement, s'appuyant doucement sur les rênes & non sur le caveçon, il ira encore mieux hors de là en liberté. Et pour autant que toutes les justesses dépendent de celle de ferme à ferme, étant en une place, je continue volontiers, & conclus ordinairement la leçon du cheval entre les deux piliers, y trouvant là ce qui m'est nécessaire : & vous direz ( SIRE ) que la plus excellente leçon que j'ai trouvée pour affermir promptement la tête du cheval, lui faire prendre bon  appui à la main de la bride & lui gagner l'haleine sur les courbettes, j'entends quand il  ne s'appuie, ni ne tire point sur le caveçon ; c'est de l'attacher entre les deux piliers   avec les longes d'un filet, qu'il aura dans la bouche au lieu de bride, & là le faire manier sans selle ; car il se châtie soi-même, s'il branle la tête, ou qu'il s'appuie trop, ou pas assez ; tellement qu'il est contraint de manier sur les hanches, & prendre le bon appui, de crainte qu'il a d'être frappés de la chambrière, qu'on lui montre toute prête derrière,  & l'en frappe on quand il en est besoin, toutefois avec discrétion. Lors donc que je voie le cheval bien obéissant à ce que dessus, afin de lui donner plus de pratique sur les voltes, je le fais remettre autour du même pilier, comme dessus, avec une longe  attachée au banquet du mors, comme une fausse rêne, & là je le fais manier en le  faisant lever devant, & chasser fort en avant, qui est moitié terre à terre & moitié à courbettes, qui sert grandement à le résoudre & délibérer, pour bien embrasser la voltes, n'y ayant rien de plus agréable à voir au cheval, que la diligence & la résolution en maniant, ni plus désagréable que la lenteur & la mollesse.
LE ROI.
Il semble que ci-devant vous avez fait ce qui vous a été possible, pour obliger le cheval à se lever haut devant, pour bien faire des courbettes, m'ayant fait connaître que les plus hautes sont les plus belles : & à présent vous le faites lever demi à courbettes,  & demi terre à terre : ne craignez-vous point que cela le divertisse de se lever haut devant, & le fasse rabaisser ?
PLUVINEL.
SIRE, la pratique que j'ai du contraire, m'oblige d'assurer votre Majesté, que tant   s'en faut que cette cadence de demi à courbettes, & demi terre à terre, rabaisse le cheval & l'appesantisse ; mais plutôt en usant bien à propos de cette leçon, elle le relève & l'allège d'avantage, en ce qu'elle le résout, l'affermit sur les hanches, & l'assure dans   sa cadence : lui faisant recevoir franchement les aides de la main, des talons & de la houssine : lesquelles choses rendent le cheval plus agile à tout ce qu'on désire de lui, & par conséquent lui en facilite les moyens.
LE ROI.
J'approuve vos raisons, & crois que les effets en réussissent tels que vous me les dites, c'est pourquoi voyons ce que vous faites après.

DE L'AIDE DES TALONS

PLUVINEL.
SIRE, Votre Majesté remarquera, s'il lui plaît, que je lui ai dit cette leçon, demi à courbettes & demi terre à terre, être très-nécessaire en s'en servant au besoin ; c'est à dire, quand on verra un cheval manquer de résolution, s'entretenant sur ses courbettes, non assuré de sa cadence, incertain de son appui & des aides : mais si le cheval est  assez résolu par sa vigueur, & qu'il ne soit besoin de s'en servir, il faudra passez   outre ; encore que je n'ai jamais trouvé de chevaux auxquels cette leçon fut dommageable, tellement que je m'en sers volontiers. Puis quand je les y vois fort obéissant, pour peu qu'on soutienne la main d'avantage au cheval, il maniera à courbettes ou à cabrioles, si c'est son air, en l'aidant ou plus ou moins, comme j'ai   dit ; & selon la discrétion du Chevalier qui sera dessus, il apprendra à faire de bonnes voltes, auxquelles je continue à entretenir le cheval à l'entour du pilier, tant que je le voie fort assuré à cette cadence, & à l'obéissance entière de la main, souffrant peu à   peu l'aide des talons.
LE ROI.
Qu'appelez-vous souffrir l'aide des talons ?
PLUVINEL.
SIRE, Le cheval souffre les talons quand en les approchant, il les fuit, & se range deçà & delà pour l'un & pour l'autre, quand en les pressant contre son ventre, il part vigoureusement de la main. Et lors qu'il fait quelque chose contre la volonté de celui qui est dessus, & qu'il le châtie d'un ou de deux coups des deux éperons, ou d'un seul,   qu'il endure tant ce châtiment que les autres aides, sans se mettre en colère.
LE ROI.
J'entends bien à cette heure, ce que c'est au cheval de souffrir les talons : mais l'importance est des moyens qu'il vaut tenir pour lui faire endurer, lesquels je serais bien aise que vous me fassiez entendre.
PLUVINEL.
SIRE, il y a plusieurs chevaux, & grande quantité, qui les endurent trop, & qui s'en soucient fort peu : pour ceux-là il faut plutôt des moyens pour les accoutumer à y   être plus sensibles : C'est pourquoi je ne m'amuserais pour cette heure à parler d'eux, seulement je déclarerais à votre Majesté, ce qu'elle désire, qui est que rencontrant un cheval fort sensible aux talons pour commencer à les lui faire souffrir, étant bien   assuré dans sa cadence à courbettes ; je fais toujours, ou le plus souvent selon le   besoin, commencer sa leçon au pilier seul, & là le faisant aller sur les voltes de son air, lors qu'il est en train, je tâche tout doucement à le pincer le plus délicatement que je   puis d'un talon ou de l'autre, selon le besoin : ou de tous les deux ensemble, un temps ou deux seulement. S'il le souffre, lui faire connaître avec caresses que c'est ce qu'on désire. S'il ne le souffre, arrêter l'aide & achever la volte, pour le remettre dans sa cadence : étant une maxime qu'il ne faut jamais arrêter son cheval, s'il est possible, sur une mauvaise cadence. Car le commencement & la fin c'est à quoi il faut prendre garde pour le bien faire. Considérant donc le cheval faisant difficulté d'endurer d'être doucement pincé, je l'attache entre les deux piliers les cordes un peu courtes, & en le levant, je le fais pincer tout doucement. Et s'il se détraque de sa mesure, je le redresse derrière sur la croupe avec la houssine, & en lui aidant, je fais en sorte que celui qui est dessus continu à le pincer, afin qu'il remarque qu'il faut répondre à l'aide du talon, comme à celui de la houssine. Et si le Chevalier qui est dessus, & celui qui aidera le cheval de la houssine, sur la croupe s'entendent, ils auront bien-tôt accoutumé le   cheval à prendre l'aide des talons, & à y obéir comme à celle de la houssine.
LE ROI.
Mais en cas que le cheval fut si impatient, ou si sensible, qu'il ne voulut endurer les talons en la forme que vous dites, & qu'il se mit en colère de telle sorte, qu'en le voulant contraindre, il entrât en quelque désespoir, serait-il besoin de s'opiniâtrer à les lui faire souffrir, puis que sans cela il me semble qu'il peut manier ; & que même vous dites qu'il ne faut point battre les chevaux ; au contraire qu'il faut qu'ils aillent sans qu'on connaisse que le Chevalier fasse aucune action de force ni de contrainte ; mais la créance que j'ai qu'il est nécessaire, puis que vous le faites, m'oblige de vous en demander la raison, & le moyen que vous tenez, pour obliger ceux de l'humeur que je vous viens de dire, à endurer librement cette aide : néanmoins je serais bien aise que vous me déclariez premièrement ce que vous nommez pincer.
PLUVINEL.
SIRE, Pincer son cheval lors qu'il manie à courbettes, à quelque autre air plus   relevé, est presser tout doucement les deux éperons, ou un d'iceux contre son ventre,  non de coup, mais en serrant délicatement, ou plus fort, selon le besoin, à tous les temps, ou lors que la nécessité le requerra ; afin que par l'accoutumance de cette aide, il se relève derrière, ou peu, ou beaucoup, selon la fermeté, de laquelle le Chevalier avivera cette aide, qui est véritablement tout le subtil de la plus parfaite science, & pour le Chevalier, & pour le cheval, que j'ai nommé la délicatesse principale de toutes les aides, dont l'intelligence est la plus nécessaire à l'homme & au cheval ; & sans laquelle il est impossible au Chevalier de faire bien manier son cheval de bonne grâce, & en la sorte que votre Majesté sait que je désire, & que je pratique en mon école. D'autant  que le cheval n'entendant, ne connaissant, & ne souffrant les aides des talons, s'il a besoin d'être relevé, animé, ou châtié, il n'y aura nul moyen de le faire : car le coup d'éperon est pour le châtiment, & les jambes & la fermeté des nerfs pour les   aides : Mais où il ne répondrait assez vigoureusement aux aides de la jambe, il faudrait en demeurer là, si le cheval ne souffrait le milieu d'entre le coup d'éperon & l'aide de la jambe, qui est le pincer, que je viens de dire, que fort peu de gens pratiquent,   ( volontiers par faute de savoir plutôt que de bonne volonté ) non plus que celles de la cuisse, qui est la seule pour laquelle je veux que les chevaux dressés de ma main manient, & laquelle je dirais à V.M. en particulier avec autres choses pour la bienséance, & pour la politesse, afin que V.M. fasse manier son cheval de meilleure grâce que les autres. 

Voilà donc, SIRE, ce que je nomme pincer, & les raisons pourquoi il est nécessaire que le cheval le connaisse, l'entendre, & le souffre. Mais pour contenter votre Majesté en ce qu'elle désire savoir, comme quoi j'oblige celui qui est trop  sensible, impatient & colère, d'endurer cette aide : c'est que je fais attacher le cheval de pareille humeur entre les deux piliers les cordes courtes, après avoir commencé sa leçon autour du pilier seul, pour toujours l'entretenir dans sa bonne cadence, puis étant attaché, je lie deux balles de quoi on joue à la paume, aux deux molettes des éperons   de celui qui est dessus, avec lesquels éperons ainsi couverts, j'oblige le cheval à aller du côté, deçà & delà, tout doucement, lui faisant sentir ces balles contre le ventre, pour lui donner à connaître que le mal n'est pas grand : puis étant accoutumé d'aller de côté,   de pas, il le faut tenir droit en une place, & approcher de fois à autre les deux talons ensemble, afin qu'il les sente tous les deux à la fois. Comme il est accoutumé de les souffrir en cette sorte, sans manier, de peur qu'il ne perde sa cadence en faisant désordre : une autre fois je commence sa leçon entre deux piliers, & après qu'il a senti les talons sans manier, alors qu'il manie je les y approche tout doucement à tous les temps : Et par cette voie infailliblement le cheval souffrira les éperons armés de ces balles. 

Votre Majesté remarquera, s'il lui plaît, qu'au lieu de balles je me pourrais faire ôter les éperons, d'autant que le talon agirait contre le ventre du cheval comme les balles. Mais je le fais pour une raison, qui est que n'ayant point d'éperon, le talon ne peut toucher au ventre du cheval, sans que le gras de la jambe ne le presse par trop, & qu'elle ne soit en autre posture que lors qu'il y a un éperon. Quand le cheval les souffre ainsi couverts de balles sans se mettre en colère, je prends des éperons qui ne piquent point, & continue les mêmes leçons : puis y étant accoutumé, je reprends les   ordinaires, & m'en sert délicatement, ou plus fort selon le besoin ; & ainsi sans nul doute, toute sorte de chevaux, quelques impatients, colères, & sensibles qu'ils soient, en pratiquant cette méthode avec industrie & jugement, endureront très-librement les  aides, & souffrirons les châtiments à propos : Etant telle souffrance si nécessaire au cheval de guerre principalement, que celui qui n'endure la main & les talons sans se mettre en colère & en désordre, est non seulement incapable de servir son maître aux bonnes occasions ; mais propres à lui faire courre fortune de la vie, en ce qu'il est   très-certain qu'un homme au combat n'a pas la justesse de la main, & des talons au milieu du hasard comme sur la carrière : car voulant éviter le péril qu'il voit près de lui, donnant des éperons à son cheval pour l'en sortir, redoublant souvent, & de la main plus rudement que l'ordinaire, pour le tourner ou ça ou là : si le cheval ne souffre, & qu'au lieu d'obéir à l'intention de celui qui est dessus, il fasse désordre & se mette en colère, il n'y a que tenir que sa vie ne soit en danger extrême : ce qui montrent visiblement le besoin que les chevaux ont de souffrir la main & les talons.

LE ROI.
Vos raisons tombent facilement sous mon sens, & vois comme peu à peu vous vous   faites distinctement entendre au cheval : c'est pourquoi je prendrais plaisir que vous poursuiviez votre discours, & que vous me fassiez entendre ce que vous faites au cheval réduit au point que vous venez de dire ?
PLUVINEL.
SIRE, quand j'ai réduit le cheval jusques où votre Majesté a vu, je commence    toujours sa leçon autour du pilier, sur les voltes, pour l'entretenir d'avantage dans l'obéissance de la main, pour s'y laisser conduire, & soutenir dans sa bonne cadence, & dans la souffrance des aides des talons. Puis l'ayant attaché entre les deux piliers les cordes un peu plus longues, je commence tout doucement à le faire aller de côté, de  pas, deçà, & delà, & reprendre d'un talon & de l'autre sans s'arrêter : puis comme le cheval connaît cette reprise de pas, je mets peine & l'oblige si je puis, de reprendre en maniant de son air, ce qu'il fera en fort peu de jours, étant déjà accoutumé à manier, deçà & delà, en s'arrêtant de chaque côté.
LE ROI.
Pourquoi voulez-vous que votre cheval sache manier de côté, & qu'il reprenne deçà & delà pour un talon & pour l'autre ?
PLUVINEL.
Pour ce ( SIRE) que le cheval qui ne sait manier de côté, ne peut faire de bonnes  voltes que par hasard : mais le sachant, si en allant sur les voltes, il s'élargit trop  l'éperon de dehors, le resserrera : & s'il se serre trop l'éperon de dedans le ferra   s'élargir. De même si en maniant par le droit, il se jettait d'un côté ou de l'autre, l'un ou l'autre éperon le contraindra d'aller sur le droit. Voilà ( SIRE ) la raison pour pourquoi je veux que les chevaux sachent manier de côté. Maintenant je passe outre, & supplie  votre Majesté de regarder ce cheval avec une longe au banquet du mors, comme j'ai dit ci-devant, lequel après avoir commencé sa leçon de son air à l'entour du pilier pour le divertir, de crainte de l'ennuyer à même chose, au lieu de l'attacher entre deux piliers pour le faire aller de côté : Voyez comme il a la tête tournée contre le pilier, & toute proche, & les hanches dehors : comme quoi il chemine de côté, de pas, des épaules & des hanches, & plus étroit des épaules.
En après considérez le maniant à courbettes de la même piste, & comme celui qui  est dessus l'aide des deux talons, pour porter les épaules en avant, un peu plus ferme de celui duquel il le chasse, afin qu'il y obéisse ; c'est à dire, le soutenir seulement de  celui opposite qu'on le chasse, le pressant fort du gras de la jambe, ou le pinçant de  celui auquel il veut qu'il obéisse ; laquelle leçon est très-profitable, & avance le  cheval.
LE ROI.
Quelle avance trouvez-vous que cette leçon fasse d'avantage qu'entre les deux  piliers, puisqu'il n'y fait qu'aller de côté, deçà ou delà ?
PLUVINEL.
SIRE, j'y trouve deux avantages : le premier, que le cheval n'étant attaché des deux côtés, il a moins d'appréhension du pilier seul, que des deux, n'y étant pas si sujet : & par conséquent, il faut, outre l'appui qu'il a à la main, qu'il y obéisse, en ce laissant conduire la tête contre le pilier : Secondement, qu'il obéisse encore aux deux talons ensemble, & plus à celui duquel on le chasse, se laissant porter en avant un peu de côté : par lesquelles choses votre Majesté peut connaître, que le cheval qui a cette intelligence & cette obéissance, est presque en état d'être nommé savant.
LE ROI.
Il me souvient que vous avez tantôt dit, qu'il y avait des chevaux qui ne souffraient que trop les talons, étant si peu sensibles & courageux, qu'il ne s'en souciaient en aucune sorte ; & qui avaient plutôt besoin de moyens, pour leur apprendre à les  craindre & à les fuir qu'à les endurer : c'est pourquoi je serais bien aise que vous me déclariez quelle invention il y aurait pour leur donner cette sensibilité.
PLUVINEL.
SIRE, Il y a des chevaux si stupides, si poltrons, avec si peu de force aux reins, aux pieds, & aux jambes, que tout ce qu'ils peuvent faire, est cheminer deux lieux par   jours. Tels sont plus propres à la charrette qu'au manège, & tellement indignes de se présenter à votre Majesté, qu'il n'en faut parler devant elle : Mais il y en a d'autres qui ont assez bonne force, beaux pieds & belles jambes, que le peu de courage rend si lâches & insensibles, qu'il faut y apporter bien de l'artifice pour les réveiller : à tels chevaux je voudrais en premier lieu les bien traiter : puis étant en bon corps, s'ils ne faisaient mine de se réveiller, je les ferais r'enfermer dans une écurie, où on ne verrait point de lumière, ni le jour ni la nuit, les y laissant séjourner en cette manière un mois, ou six semaines, sans sortir, leur donnant à manger à leur volonté : si cela les animait, ce serait ce que je désirerais, pour éviter à leur faire du mal : car mon humeur est de chercher toutes sortes d'invention pour m'empêcher de tourmenter les chevaux ; tenant pour règle infaillible, que tout homme qui ne les sait dresser qu'en leur faisant du mal,  & par la force, est parfaitement ignorant. Si donc toutes sortes de voies douces me manquent, je les mets autour du pilier, & là je les fais réveiller de la chambrière, jusques à ce qu'ils aillent délibérément de peur du coup : puis quand l'homme peut être dessus  en sûreté, & qu'ils sont accoutumés d'aller vigoureusement sans tomber ( qui est le  plus ordinaire hasard qu'il court sur tels chevaux ; ) je fais sans crainte donner  vertement des éperons bien piquants, lesquels au besoin sont secourus de la chambrière, de la houssine, & de la voix de celui qui est dessus, pour tâcher par là de le mettre en appréhension ; & s'il y a moyen, lui faire plus de peur que de mal, pour l'obliger à partir librement pour les talons, & s'y rendre plus sensible par la crainte qu'il en prendra. Que si cette leçon bien pratiquée ne le met en peu de jours en l'état que le Chevalier désire,  il faut croire que l'impuissance seule l'en empêche, auquel cas le mal est sans  remède ; puis que l'homme n'est pas obligé à l'impossible.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, votre Majesté peut connaître, ayant entendu Monsieur de Pluvinel, & vu la preuve de son discours, que sa méthode est la plus certaine, la plus brève, la plus profitable, & la moins périlleuse : & par laquelle je puis assurer V.M. avoir vu réussir de si bons effets, & si grand nombre, que jamais je n'ai remarqué en quelque lieu où je me suis trouvé, des chevaux si bien allant à toutes sortes airs, que ceux qui ont été dressé en son école ; comme aussi il ne se trouve point d'hommes, ou fort peu, bien placés à cheval, bien résolus, travailler avec sciences, jugement & patience, que ceux qui en ont appris les moyens de lui : osant assurer votre Majesté, qu'il a plus dressé d'hommes & de chevaux en dix années de temps, que jamais il ne s'en est vu dans   votre Royaume. Et pour preuve de mon dire, c'est que toutes les bonnes écoles qui sont en France, sont tenues par ses écoliers. Et que toute votre Noblesse, qui avait  accoutumé d'aller chercher cette science aux pays étrangers, se contente de se rendre savants en leur patrie, au lieu que la plupart retournaient ignorants, sans avoir rapporté aucune satisfaction de leur voyage, que celle d'avoir vu un autre pays que le leur. C'est pourquoi ( SIRE ) je loue Dieu, de quoi Monsieur de Pluvinel s'est trouvé durant le Règne de votre Majesté, afin qu'en acquérant l'honneur de l'instruire, il se répute heureux d'avoir rencontré un sujet si digne pour faire admirer sa science, espérant en fort peu de temps voir réussir son labeur ; de sorte que V.M. se pourra dire être le plus excellent en cet exercice qui soit en son Royaume, & sans grande peine, vu l'inclination naturelle qu'elle a à tout ce qu'elle désire entreprendre.
 
PLUVINEL.
SIRE, j'ai grande occasion de louer Dieu, de m'avoir donné le moyen d'acquérir le peu de vertu, qui oblige Monsieur le Grand à vous parler de moi en ces termes : mais je lui dois bien rendre grâces davantage, de ce qu'il m'a rendu si heureux, que deux grands Rois ayant eu agréable mon service, j'ai encore l'honneur d'enseigner à V.M. le plus parfait de tous les exercices du corps, & le plus nécessaire à un grand Monarque. Jusques ici, SIRE, j'ai été bien aise de lui montrer par effet de quelle sorte je pratique   la méthode que je tiens pour rendre les chevaux obéissant, & prêts d'arriver aux plus grandes justesses, ayant voulu montrer à votre Majesté, que ces choses se pouvaient faire facilement avec l'usage des piliers ; & donner à connaître par raison, que ce n'est pas sans cause si j'ai quitté toutes les autres inventions, pour me tenir à celle-ci : Car, comme j'ai dit ci-devant, il me faudrait accuser d'imprudence, si j'avais abandonné la sorte dont j'avais accoutumé de travailler, pour en prendre une autre, si je n'avais tiré de très-grandes preuves du bien qui en réussit ; & si je n'étais très-certain que toutes sortes de chevaux, & de toutes natures, se peuvent dresser par ces deux voies, l'une autour du pilier, & l'autre entre les deux piliers à toutes sortes d'airs, tant pour la guerre, que pour les triomphes, & tournois : les uns néanmoins plutôt que les autres ; car les bons, qui  se trouveront naturellement avec de la force & de la légèreté, sont plus promptement résolus en leur manège, & manient mieux & plus long-temps, que ceux qui manquent   de telles parties, & se mettent plus facilement dans la main & dans les talons. Que si par hasard quelques uns ignorants, qui m'ont vu travailler, ayant cru pouvoir faire le semblable, & qu'en y essayant ils aient gâté leurs chevaux, ou n'ayant pas réussi à ce qu'ils désirent ; j'en suis bien marri : & les conseillerais plutôt d'abandonner cette pratique ( puisqu'ils y réussissent si mal ) que de blâmer ce qu'ils savent pas. Mais, SIRE, c'est de quoi je me soucie fort peu : car n'ayant entrepris de contenter que votre Majesté, ceux que j'honore & à qui je dois du respect, mes amis particuliers, & toutes sortes de gens vertueux qui auront désir d'apprendre ; je laisse volontiers les autres travailler à leur fantaisie, & ne désire de blâmer personne, n'étant pas mon humeur, me contentant seulement de savoir discerner le vrai d'avec le faux, & de connaître la voie   la meilleure pour parvenir à mon dessein. Or, SIRE je suis d'avis que votre Majesté, pour ne s'ennuyer pas de mon discours, & pour se divertir, qu'elle commence à monter à cheval.
LE ROI.
Non, Monsieur de Pluvinel, je serais auparavant bien plus aise d'entendre, comme quoi vous achevez le cheval qui en est au point où nous l'avons laissé, & de quelle sorte vous faites pour l'ajuster parfaitement.
PLUVINEL.
SIRE, votre Majesté ne laissera pas de contenter sa curiosité, & travaillant    elle-même, elle apprendra quelque chose : puis après en se reposant, je continuerai   mon discours, & lui ferais voir l'effet des paroles que je lui dirai, sous quelques bons hommes capables d'ajuster un cheval devant moi, & le plus souvent sous moi-même. Partant ( SIRE ) votre Majesté trouvera bon ( s'il lui plaît ) de suivre mon conseil, afin d'obliger toutes ces personnes de qualité, que voilà devant elle, qui désirent, il y a si long-temps, de la voir en cet état, qui leur donne espérance que bien-tôt elle se portera   à la tête de ses armés : donnant un si bon exemple de sa vertu, qu'elle obligera par là toute sa Noblesse, en l'imitant de le suivre, & de se rendre digne de la bien & dignement servir.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Monsieur de Pluvinel a raison de vous donner cet avis, pour ce qu'outre que V.M. se désennuiera, en s'exerçant elle apprendra quelque chose, & donnera un contentement extrême à tout ce qui est ici.

Fin de la première Partie.

SECONDE

partie.

DE LA LECON DU ROY

 
LE ROI.
Monsieur le Grand, j'approuve le conseil que vous me venez de donner, &  jusques ici j'ai connu que par la méthode que Monsieur de Pluvinel observe,  on peut en peu de temps se rendre capable de juger du Chevalier & du cheval. Cependant je prends un grand plaisir à voir travailler un bel homme de cheval ; & crois que j'en prendrais encore davantage à faire manier sous moi un cheval dressé de sa main, par ce qu'ils me semblent si aisés & obéissants, qu'il ne faut que se tenir droit, & aider seulement des cuisses ( qui est celle laquelle il m'a enseigné en particulier ) & un peu de la langue : c'est pourquoi, Monsieur de Pluvinel, faites-moi venir le cheval que vous jugerez le plus propre.
PLUVINEL.
SIRE, Il est très-raisonnable, qu'étant le plus grand Monarque de la Chrétienté,  votre Majesté prenne sa première leçon sur le plus parfait cheval de l'Europe : Voilà, SIRE, le Bonnite, duquel j'ai ci-devant parlé à votre Majesté, lequel, à mon avis, le servira très-dignement : mais auparavant que d'en approcher, votre Majesté aura, s'il lui plaît, agréable, que je lui dise comme quoi il le faut faire heureusement, & de bonne grâce.
LE ROI.
J'en serais bien aise, car il me souvient vous avoir souvent entendu reprendre vos écoliers de monter à cheval de mauvaise grâce. C'est pourquoi je désire ne tomber en ces inconvénients.
PLUVINEL.
SIRE, encore que votre Majesté ne monte jamais à cheval, ou peu souvent, qu'il n'y ai plusieurs personnes à l'entour d'elle pour lui aider, soit à tenir le cheval, soit à le mettre dans la selle : néanmoins il peut arriver qu'en beaucoup d'endroits, ou en guerre, ou ailleurs, qu'elle serait quelquefois contrainte de faire cette action, n'ayant pour la secourir que celui qui tiendrait le cheval : auquel cas il faut toujours avoir soupçon, & éviter ce qu'il peut arriver. Il est donc besoin que celui qui amène le cheval de votre Majesté, le tiennent du côté droit, en cas qu'il fut seul, afin que se trouvant du côté de l'étrier pour le tenir, il puisse aussi empêcher le cheval de faire désordre : je ne dis pas cela ( SIRE ) pour vos Ecuyers, car il n'y en a aucun ici qui ne sache très-bien sa  charge, & qui ne soit très-digne de le servir. Je le fais seulement, afin que si votre Majesté se trouvait seule avec quelque ignorant, elle puisse lui commander de lui amener, & lui tenir son cheval comme il faudra. Lors donc qu'elle voudra s'en approcher, elle prendra s'il lui plaît, garde, que ce ne soit pas tout droit, par devant, de crainte qu'un cheval, ou fâcheux ou gaillard, ne lui donnât d'un ou des deux pieds de devant. Il ne faut pas aussi que ce soit par derrière, de peur du même accident. Il faut que ce soit du côté gauche, un peu plus devant que derrière, & vis à vis de  l'épaule ; où étant, avant que mettre le pied en l'étrier, elle jettera l'œil sur la bride,  voir si elle est bien placée dans la bouche un peu au dessus des crochets : Si la gourmette n'est point trop entorse, ou trop lâche, ou trop serrée. Puis considérera les sangles & le reste du harnais, si le tout est bien : car puis que la vie dépend de ces choses, il est très-raisonnable d'y regarder de près, ce qui se fait presque en un moment quand on y est accoutumé, & lors ayant reconnu le tout en bon état, du même endroit proche de l'épaule gauche, V.M. prendra les deux rênes de la main gauche, & le pommeau de la selle : puis ayant mis le pied en l'étrier, s'appuyant de la main droite  sur l'arçon de derrière, elle se placera dans la selle : mais s'il est possible, il faut qu'elle s'accoutume à faire cette action si librement, que le cheval la sente fort peu, & qu'il n'en reçoive ni appréhension, ni incommodité : puis ayant bien fait ajuster ses étriers, elle pourra faire ce qu'il lui plaira.
LE ROI.
Me voilà donc à cheval, mes étriers bien ajustés, & la bride en la main, que voulez-vous que je fasse ?
PLUVINEL.
SIRE, je loue Dieu de quoi V.M. a si bonne mémoire, & qu'elle ait si bien retenu la posture que  ci-devant je lui ai montrée sur la personne de Monsieur de Termes, qu'il n'est maintenant point besoin que je m'approche d'elle pour la placer d'autre sorte  qu'elle est. Et d'autant que votre Majesté se peut bien souvenir ( comme je l'ai   ci-devant fait voir ) la plus grande difficulté des chevaux être de tourner, & que pour cet effet je les commence par-là : de même la plus grande difficulté des hommes est, de les faire manier en tournant. Ce qui m'oblige de commencer leurs premières leçons  par là : & de supplier votre Majesté, de tourner à main droite de pas large quatre  tours  ; &, s'il est possible, garder la bonne posture, tenant la gaule sur le col du cheval, la pointe vers l'œil gauche, afin qu'il la voit, & les ongles de la main de la bride en   haut.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, à ce que je vois, Monsieur de Pluvinel n'aura pas grand peine à faire comprendre à votre Majesté tout ce qui est requis pour le rendre parfait en cet exercice, puis que à cette première fois je lui vois exécuter ce qu'elle fait.
PLUVINEL.
SIRE, Je connais que si tous les écoliers qui me sont passés par les mains, eussent compris aussitôt que fait votre Majesté qu'il y aurait bien plus grand nombre d'excellents hommes de cheval dans votre Royaume qu'il n'y a ; pource qu'elle a fort bien gardé sa bonne posture. Mais je la supplie de prendre garde à mettre un peu le dos en arrière quand elle arrêtera son cheval ; chose si nécessaire, qu'il faut toujours la pratiquer en cette action, soit en arrêtant, de pas, de trot, de galop, à toute bride, ou à quelqu'autre air que ce soit. Le bien qui en arrive est, qu'en faisant de la sorte, l'homme en a bien meilleure grâce, & le cheval y sent la commodité pour mettre plus facilement les hanches sous le ventre, à cause des contrepoids que le Chevalier fait par cette action sur les reins du cheval : l'inconvénient, qui en réussit faisant le contraire, est, que le Chevalier a très-mauvaise grâce d'arrêter court, & de pencher la tête près du crin, &   son estomac près du pommeau de la selle : auquel temps si le cheval faisait quelque saut, & donnait quelque tour d'esquine, il incommoderait son homme, & lui ferait  perdre sa bonne posture.
LE ROI.
La raison est fort bonne, & mettrais peine de pratiquer ce que vous me dites.
PLUVINEL.
SIRE, je vois que votre Majesté a trop bon esprit, pour que je sois obligé à la faire cheminer de pas d'avantage : c'est pourquoi je la supplie de faire au trot ce qu'elle a fait au pas : & si le cheval se présente au galop, qu'elle le laisse faire, s'il lui plaît. Car tout sera fort bon, pourvu qu'en gardant sa bonne posture, elle conduise son cheval  rondement, qu'elle empêche qu'il ne s'arrête sinon quand il plaira à votre Majesté, & qu'à l'arrêt elle mette le dos en arrière, comme je viens de lui dire. Et afin que je connaisse si le cheval ne s'arrêtera point de soi-même, V.M. aura agréable de faire quatre tours entiers, puis arrêter en la place où elle est
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, votre Majesté me permettra, s'il lui plaît, de lui dire sans flatterie, que j'ai  vu des écoliers de trois mois, ayant très-bon esprit, qui n'étaient point si droit ni si vigoureux qu'elle, & qui ne conduisaient leur cheval avec tant de jugement qu'elle   fait ; je m'en rapporte à Monsieur de Pluvinel, que je sais très-bien qui ne dira à votre Majesté que la vérité.
LE ROI.
Je n'en doute nullement, car il sait combien je hais les flatteurs.
PLUVINEL.
SIRE, Monsieur le Grand vous a très-bien dit, car il est vrai qu'il ne se peut   mieux ; & ose assurer votre Majesté, n'avoir jamais vu personne faire en ce peu de temps le tiers de ce qu'elle vient d'exécuter : car elle s'est très-bien souvenue de mettre le dos en arrière ; & si l'épaule droite n'a été si en avant que j'eusse désiré, & que la jambe ne se soit tenue assez étendue : ce que j'ai à dire, c'est qu'il est impossible que votre Majesté fasse tout en un jour : mais je m'assure qu'en fort peu de temps sans que je lui parle, elle fera d'elle-même à cheval, ce qu'elle a entendu étant à pied. N'étant pas toujours nécessaire de reprendre l'homme de toutes les fautes qu'il fait, soit en la conduite de son cheval, soit en sa posture ; à chaque fois qu'il les commet, ( au commencement qu'il apprend ; ) mais il faut reprendre quand il est temps, afin de ne lui embrouiller point la cervelle : appartenant seulement au prudent Ecuyer de connaître quand il est temps.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, il est certain ce que vous dit Monsieur de Pluvinel, qu'il me faut pas toujours reprendre son écolier ; car j'ai vu souvent travailler devant lui des jeunes écoliers  faisant de grandissimes fautes, lesquels il laissait passer sans leur dire : & si je ne  l'eusse connu pour très-savant en l'exercice, j'eusse cru que l'ignorance eut produit ce silence. C'est pourquoi ( SIRE ) il sera bien à propos qu'il en dit la raison à votre   Majesté.
PLUVINEL.
SIRE, il plaira à votre Majesté d'achever cette première leçon, je la contenterai   après sur ce qu'elle désire. Voyons donc encore quatre tours à main droite, & puis si  elle a agréables de descendre, il suffira pour ce matin : mais sur tout je la supplie de songer à bien serrer les cuisses & les genoux ; car c'est ce qui lui fera garder sa bonne posture,   & exécuter à cheval de bonne grâce tout ce qui se peut faire.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, je crois que Monsieur de Pluvinel trouvera si peu à reprendre à ce qu'il désire de V.M. qu'il n'ouvrira pas la bouche sinon pour la louer.
PLUVINEL.
SIRE, il est vrai que V.M. s'est souvenue parfaitement de tout ce que je lui ai dit,   & a eu soin de l'exécuter ; ce qui m'a donné un tel contentement, que j'espère en moins de trois mois d'exercice, la rendre capable de se servir de toutes sortes de chevaux bien dressés, & si bien, qu'il y aura très-grand plaisir à la regarder.
LE ROI.
Vous avez remis à me dire, quand je serais pied à terre, la raison pourquoi vous ne reprenez pas au commencement vos écoliers de toutes les fautes qu'ils font, donnez la moi donc à entendre.
PLUVINEL.
SIRE, on peut plus dresser d'homme en parlant peu, & quand il en est temps, qu'en criant à toutes heures, comme presque la plupart de ceux qui enseignent ont accoutumé : ne croyant pas ( plusieurs y-a-il ) être digne d'être appelés Ecuyers, si   de moment en moment ils n'usaient de menaces, d'injures, & quelquefois de coups aux hommes, & le tout sans raison : car il n'en peut réussir aucun bon effet, en ce que l'homme ignorant, étant déjà assez étonné de se voir sur un cheval qui l'incommode, dont les extravagances le mettent en crainte ; si parmi tout cela celui qui l'enseigne, va augmenter son appréhension par ses menaces, sans doute il continuera long-temps cette méthode avant que rendre son écolier savant, pour ce qu'il fait tout le rebours de ce   qu'il convient, mettant en crainte celui auquel il est besoin de l'ôter, & lui donner de l'assurance ; ce qui se doit nommer une pure ignorance. Car puisque la vraie & parfaite science est d'arriver bien-tôt à la fin qu'on désire, & que par cette voie on n'y peut   jamais atteindre ; ceux qui suivent le contraire, se peuvent à bon droit appeler ignorants. Or ( SIRE ) quand l'écolier qui commence à apprendre, commet quelque faute, soit en son action, ne gardant la bonne posture qu'on lui aura enseignée ; soit en la conduite de son cheval ; il faut considérer s'il est à propos de le reprendre : & pour le connaître, il faut juger le sujet qui le fait faillir, si c'est manque de tenue, si c'est étonnement, ou si c'est faute d'esprit qui l'aie empêché de retenir ce qu'on lui aura dit. Si c'est manque de tenue, ce serait une folie bien grande, de reprendre un homme de sa bonne posture, & de manquer à la conduite de son cheval, lequel est si empêché à se tenir, qu'il ne songe à autre chose : Il faut donc auparavant que d'en venir à la répréhension, lui apprendre à se tenir ferme. Au semblable, si c'est quelqu'un qui s'étonne, on profiterait fort peu durant cet étonnement de censurer ses fautes, pource qu'il n'a rien devant les yeux qu'une continuelle appréhension, qui le rend sourd à tout ce qu'on lui peut dire. Il est besoin premièrement d'ôter cette crainte, pour lui rendre l'usage de la raison, & la facilité de bien concevoir ce qu'on lui enseignera. Si c'est faute d'esprit, c'est ce qui est le plus fâcheux, car il est très-difficile d'en donner à celui qui n'en a pas : néanmoins les répréhensions aigres, les menaces & les tourments ne lui en donneront d'avantage, & ne le rendront plus savant : au contraire elles étoufferont ce peu qu'il en aura, de telle   sorte qu'elles le rendront incapable de quoi que ce soit. Il faut plutôt y aller par   douceur : pour ce qu'il n'y a que la longue pratique qui lui puisse faire apprendre ce  qu'on désire : à quoi il faut travailler doucement pour réveiller cette grande stupidité plutôt que de l'assoupir tout à fait. 

Voilà, SIRE, ce qu'il faut que celui qui enseigne considère de près, afin d'apprendre quand il est temps de parler, & quand il faut se taire. En un mot, il faut assurer parfaitement l'homme sur le cheval auparavant que de le reprendre ; & lorsqu'il est assuré, il est besoin de lui enseigner à se sentir. 

Car il y en a plusieurs qui faillent, fautes de sentir ni eux ni leur cheval : & pour preuve, tel est courbé & de travers qui croit être droit, & tel pense la croupe de son cheval trop  dedans, qu'il est trop dehors ; tellement qu'il est besoin de connaître quand l'homme se sent, & ce qu'il fait, afin de lui montrer distinctement le moyen en cas qu'il ne le   sut ; ce qui ne s'exécute pas en criant ni en menaçant. De plus, il faut laissait faillir les hommes au commencement, pour ( s'il est possible, qu'ils remarquent, & qu'ils se corrigent tous seuls de leurs fautes ) après toutefois leur en avoir fait apercevoir une  fois ou deux, afin qu'ils ne s'attendent pas qu'on leur parle toujours, & qu'ils ne s'endorment l'entendement en cette attente.

C'est pourquoi je laisse quelquefois gourmander & battre un cheval sans raison à un écolier que je connais manquer de résolution, afin qu'il prenne de la hardiesse : car après on corrige sans difficulté les défauts qui arrivent par trop de résolution, & bien plus aisément que ceux qui sont causés par trop de crainte, aimant beaucoup mieux qu'un écolier entreprenne trop que trop peu. Voilà ( SIRE ) de quelle sorte je procède pour enseigner les hommes, & les raisons qui m'obligent à me servir de la courtoisie & de la douceur : Car puis que je veux, s'il est possible, dresser mon cheval par toutes sortes de voies douces : il est bien plus raisonnable que j'exerce la même chose à l'endroit des hommes, puis qu'outre qu'ils sont susceptibles de raison, ils n'ont pour but que le désir d'apprendre la vertu.

Des autres REGLES , 

LE ROI.
Reprenez le discours que vous avez quitté quand j'ai monté à cheval. Car je veux, sans me divertir à autre chose, que vous poursuiviez de me dire tout ce qui est nécessaire pour achever d'ajuster le cheval, qui en est réduit au point où nous l'avons laissé ; ensemble si c'est tout ce que vous avez à me représenter de l'usage des piliers.
PLUVINEL.
SIRE, j'en ai fait remarquer à votre Majesté les principales règles, & laisse au prudent & sage Cavalier d'en user selon le besoin, avec la modestie & le jugement qu'il fera de son cheval, pour lui allonger, accourcir, changer ses leçons, comme il connaîtra être nécessaire : Car de ces choses particulières, il ne s'en peut donner de maximes déterminées, en ce que les chevaux ne sont pas tous d'une même nature : les uns  voulant être forcés, & les autres caressés ; les uns fort travaillés, & les autres peu ; par ainsi je dis que par ma méthode je puis travailler aux piliers toutes sortes de chevaux, & tirer d'eux tout ce qui se pourra. Mais pour les règles particulières, encore que j'en ai dit à votre Majesté plusieurs, & en dirai encore en la suite de mon discours quelques unes, néanmoins elles sont sans nombre. Lesquelles toutefois sont tirées de ces principales,   & remarquera votre Majesté, s'il lui plaît, que tant plus le Chevalier a d'usage, & de pratique en cette science, tant plus il rencontre de moyens pour lui faciliter ce qu'il désire.
LE ROI.
Continuez donc à me donner l'intelligence des autres règles que vous faites  observer hors des piliers, pour mettre le cheval dans les plus grandes justesses.
PLUVINEL.
SIRE, Il n'y a rien si certain que les chevaux qui sont bien obéissants aux piliers, & aux leçons précédentes, le sont encore d'avantage hors de cette sujétion, & manient   plus gaiement hors des piliers : chose qui se croirait peu facilement, qui ne l'aurait pratiqué ; mais aussi il est très-nécessaire de se bien servir de cette méthode pour en venir là, autrement il y aurait péril qu'au lieu de rendre le cheval au point où on le désire, que le contraire n'arrivât, faute de l'intelligence parfaite, requise en l'exécution des précédentes leçons. C'est pourquoi je conseille ceux qui ignorent l'usage de mes moyens, de les apprendre, ou de ne s'en servir pas, de crainte de tomber en mille accidents inévitables, où l'ignorance de ma pratique les pourrait conduire. Auparavant donc que de faire manier le cheval hors la sujétion du pilier, je le fais promener au  pas, au trot, & au galop, selon que je juge qu'il en est besoin, pour qu' il apprenne à se laisser conduire franchement par la bride, & s'arrêter droit & juste comme ci-devant : j'ai dit que l'arrêt se devait faire à trois ou quatre temps seulement, si le Chevalier y trouvait quelque peu de difficulté en cette conduite, il se servira des deux rênes séparées dans les deux mains, comme on se sert des longes du caveçon ; duquel usage je me trouve fort bien, pourvu qu'on en use bien à propos.
LE ROI.
Pourquoi remettez-vous le cheval au pas, au trot, & au galop par le droit, puis qu'il  me semble que se sont les premières leçons que vous lui avez données au pilier, & pourquoi vous servez-vous des rênes plutôt que de remettre un caveçon ?
PLUVINEL.
SIRE, je remets le cheval au pas, au trot & galop, par le droit, sans caveçon, & sans sujétion, afin que le cheval se voyant en liberté, se réjouisse, & que dans cette réjouissance, en se souvenant des leçons qu'il aura apprises, il les exécute, & s'y laisse conduire à la discrétion du Chevalier : la prudence & le jugement duquel ne manquera pas de se servir des occasions ( si la gaillardise de son cheval parmi ces promenades ou galopades, engendre quelque temps de terre à terre, ou courbettes de le recevoir ) & lui faire connaître que ces choses ne lui déplaisent, encore qu'il ne les lui demande pas,  si ce n'est qu'il les fît par défense, auquel cas il ne lui faudrait souffrir : pource que le cheval au point où il est, doit obéir absolument, & non pas se défendre. Si toutefois il  y avait quelque peu de résistance en la conduite de la bride, les rênes séparées, dont je me sers pour faire souffrir franchement l'embouchure, & la gourmette du mors, & pour plus promptement allégérir le cheval que par l'usage du caveçon,  (que pourtant je ne réprouve en cas de nécessité : ) plutôt que de m'opiniâtrer à me servir des rênes dans  une forte résistance ; j'use volontiers d'une seguette, qui est un caveçon de fer, avec une charnière par le milieu, creux & dentelé : & afin que le cheval ne branle la tête, je lui fais porter une cordelle grosse comme la moitié du petit doigt, que je mets à l'entour de la muserolle, & la fais passer par dedans la selle le long du liége, & arrêter au pommeau, ajustée à la longueur que je désire qu'il porte la tête : & en cette sorte j'accoutume   mon cheval hors de la sujétion à aller au pas, au trot & au galop, & à courre, &  arrêter droit, & juste, hors de la sujétion, & sans péril de l'homme : ce que peut-être   il fera dès la première leçon.
LE ROI.
Quand votre cheval obéit à cela, que faites-vous après ?

DES AIRS RELEVES

PLUVINEL.
SIRE, je désire lui apprendre de bonnes passades terre à terre, que je tiens être le meilleur manège que le cheval puisse faire ; le plus beau à voir, tant pour lui que pour  le Chevalier, & le plus nécessaire, principalement quand elles sont relevées à courbettes : qui est tout ce que le cheval parfait peut, & tout ce qu'il y a de plus excellent dans tout l'art de la cavalerie : laquelle perfection de passades relevées, je réserverai à la fin des plus grandes justesses, puis que c'en est la conclusion, & dirai par ordre à votre Majesté, le chemin qu'il faut tenir pour mettre le cheval à ce point.
LE ROI.
Je crois véritablement que les bonnes passades est la plus agréable action, & la plus nécessaire : c'est pourquoi venons aux moyens pour les apprendre au cheval.
 
PLUVINEL.
Votre Majesté a très-bien juger les passades être la vraie épreuve de la bonté du cheval, pource qu'en partant, on connaît sa vitesse, en arrêtant, sa bonne ou mauvaise bouche, en tournant, son adresse & sa grâce ; & en repartant plusieurs fois, sa force, sa vigueur, & sa loyauté. Pour donc apprendre l'excellence de ce manège, qui véritablement me plaît plus que tous les autres : Lors que le cheval sait bien galoper & arrêter droit, je le fais cheminer deux pas, & au second, comme il lève le pied droit  de devant, en même temps il faut tourner à main droite tout doucement de pas, pour faire la demie volte, toujours en marchant en avant, & par ce moyen croisera la jambe gauche par dessus la droite de devant, & de même, ou peu après en fera de celles de derrière, en soutenant les hanches dans la justesse & proportion requise avec les jambes & les talons, puis faire le semblable à l'autre bout de la passade, pour prendre de la même façon une demie volte à main gauche ; continuant ainsi jusques à ce que le  cheval les sache bien faire de pas, ce qui s'appelle passager la volte : Et lors que le cheval le saura bien de pas dans la main & dans les deux talons, il est très-certain qu'en le poussant à toute bride, il fera de fort bonnes passades, soit terre à terre, soit   relevées : si le Chevalier s'est bien servi des leçons ci-dessus autour du pilier, & entre les deux piliers.
LE ROI.
De quelle longueur & largeur faut-il que les passades soient pour être bonnes ?
PLUVINEL.
SIRE, étant nécessaire que le cheval obéisse à la volonté du Chevalier, qu'il parte, qu'il arrête, & qu'il tourne quand il lui plaira, il n'y a proportion à la guerre, sinon celle que la nécessité requiert ; mais sur la carrière il la faut mesurer selon la force, la gentillesse, & l'inclination du cheval : Car s'il était engourdi ou pesant, & un peu abandonné sur le devant, & sur l'appui de la bride ; il faudra tenir la passade plus courte, & les ronds plus étroits que s'il était léger ou ramingue. Si le cheval est fort vite, on  peut faire les passades de trente pas de longueur, & le rond de quatre pas de diamètre, coupé par le milieu du centre, pour fermer la demie volte. Mais pour toutes sortes de chevaux, je trouve que la vraie proportion est de cinq ou six longueurs de   cheval : pource qu'en cette distance on peut aisément remarquer sa vitesse, & sa   vigueur, que si elles étaient plus longues, il ne pourrait pas repartir si furieusement, ni d'une même force, trois ou quatre fois moins, comme il est nécessaire. La  demie volte que j'ai dites devoir être de deux pas de larges ou environ ; il faut qu'elle  soit un peu en demi ovale, afin que le cheval soit obligé de marcher toujours en avant.
LE ROI.
Quel temps prenez-vous pour faire la demie volte, & combien de passades jugez vous que le cheval doive faire pour qu'elles soient de bonne grâce ?
PLUVINEL.
SIRE, après avoir poussé le cheval à toute bride, au troisième temps de son arrêt, je prends la demie volte, que le cheval infailliblement fera bonne, sachant déjà manier autour du pilier : puis ayant fermer de la main, & du talon, cette demie volte à main droite, il faut le faire repartir de toute sa force, & en arrêtant, au troisième temps, prendre la demie volte à main gauche. Et d'autant que le nombre se proportionne selon   la force, & l'haleine du cheval, cela dépend du Chevalier, auquel on peut bien donner la science ; mais la discrétion faut qu'elle soit née avec lui, afin qu'étant savant & discret,  il puisse faire agir son jugement, & savoir ce que son cheval peut faire de bonne  grâce : Car dans la nécessité du combat, il est quelquefois besoin que le Chevalier fasse plus que la bonne posture ne requerrait : C'est pourquoi il faut être soigneux de  gagner, & de maintenir l'haleine aux chevaux de guerre, afin que dans l'occasion ils ne demeurent court : mais sur la carrière je conseille au Chevalier, qui veut faire voir son cheval manier de bonne grâce, & lui aussi, de n'entreprendre point plus de cinq passades, commençant à main droite, qui est la main de l'épée : & finissant à main droite, pour ce que le cheval en peut fournir gaiement tout d'une haleine jusques à ce nombre, sans se faire battre, ni porter des aides de la main & des talons ; & par ce moyen le Chevalier peut demeurer en sa bonne posture.
LE ROI.
Je comprends bien à cette heure de quelle sorte qu'il faut faire les passades terre à terre ; mais je suis en impatience de savoir s'il ne faut rien ajouter ou diminuer pour les bonnes & excellentes relevées, que vous nommez la perfection de tous les manèges. C'est pourquoi, Monsieur de Pluvinel, avant que passer outre, dites-moi ce  qui en est.
PLUVINEL.
SIRE, j'avais fait dessein de conclure toutes les justesses du Chevalier & du cheval, par le discours des passades relevées, comme étant la vraie pierre de touche de l'un &  de l'autre, en ce qu'il n'y a point de leçons si difficiles à faire que celle-là : car si tous les deux l'exécutent, on ne peut accuser l'homme d'ignorance; & doit-on attribuer au cheval une parfaite bonté & obéissance, comme il se peut prouver par raison évidente. Et pour montrer à votre Majesté que j'avais raison d'en désirer faire le discours le dernier, comme la conclusion de toutes les plus grandes justesses : c'est qu'en premier lieu il faut que le cheval, avant que commencer, quelque fougueux, & plein de feu qu'il soit, ait la patience & l'obéissance de se tenir en une place, & droit : puis qu'il ait l'art de bien partir de la main sans aucun désordre : en après qu'il arrête juste sur les hanches, & que de la même cadence de son arrêt, dans la main & dans les talons de l'homme, souffrant ses aides avec patience, ( quoi qu'animé de la course ) il achève la demie volte : au fermer de laquelle, il attende sur les hanches, allant en une place à courbette, de même cadence de son arrêt, & de la demie volte, le temps de l'autre repart : continuant tant  qu'il plaira au Chevalier, en même patience, obéissance & justesse que la   première ; tellement qu'avec raison il se peut dire, qu'en cette seule sorte de manège, le cheval pratique tout ce qu'il sait de patience, d'obéissance, de force, & de   gentillesse : & me semble avoir assez prouvé la parfaite science du Chevalier, & du cheval, ayant dit la manière de bien faire les passades relevées.
LE ROI.
Je voudrais bien savoir deux choses que vous ne m'avez pas dites. La première, comme quoi il faut faire partir son cheval de la main de bonne grâce ? & l'autre, combien de courbettes il faut à l'arrêt, combien en tournant, en faisant la demie volte, & combien auparavant que de repartir ?
 
PLUVINEL.
SIRE, Votre Majesté a raison de désirer savoir ces choses, & entr'autres la  première : parce qu'il y a grand nombre de personnes, & même des gens qui se mêlent  de l'exercice dont je parle, qui font partir leurs chevaux de la main d'autre sorte que je ne serais d'avis : & les accoutument à une mauvaise méthode, qui est, lors qu'ils les veulent faire partir, ils ouvrent les jambes & le bras de l'épée : tellement que les  chevaux accoutumés à cette routine, partent le plus souvent : mais cette action n'est pas à ma fantaisie, pour deux raisons : L'une, que tant moins le Chevalier fait d'action à cheval, & plus agréable il est regarder : & l'autre, qu'il peut arriver qu'on surprendra un cheval, ou qu'il sera las & fatigué de telle sorte, que s'il ne part après cette posture du Chevalier, & que l'homme demeure les jambes ouvertes, le bras levé, & son cheval en une place, cela sera de mauvaise grâce : car de donner un coup d'éperons après, cette action s'est déjà faire paraître sans effet : ce qu'il ne faut pas : car il faut que le  moindre mouvement de l'homme, soit un commandement absolu au cheval. Je conseille donc à celui qui voudra bien faire partir son cheval, qu'il lâche la main de la bride de trois doigts, & presse les talons, d'où ils sont, sans aller chercher son temps plus loin ; & qu'il accoutume son cheval à partir cette sorte : car lors qu'il se sera aperçu de cela  pour peu que l'homme lâche la main, & approche seulement les deux gras des jambes,  le cheval échappera de toute sa force : & quand même il ne partirait pour la peur du  gras de la jambe, les deux talons sont tout contre pour y arriver, sans que l'homme fasse nulle action mauvaise du corps, des bras, ni des jambes. Quant au nombre des courbettes, elles doivent être de neuf, savoir trois en arrêtant, trois en la demie volte  en tournant, & trois auparavant que de partir. Mais V.M. remarquera, que ce nombre préfix que je lui donne, est quant le Chevalier fait manier son cheval seul : car si c'est dans un tournoi, en un combat à cheval, au serrer de la demie volte, il faut faire plus ou moins de courbettes, à cause que les chevaux n'étant pas d'égale prestesse, il est nécessaire de s'attendre l'un l'autre ; & durant cette attente que le cheval demeure en la cadence des courbettes, & fasse paraître le Chevalier de bonne grâce en cette action,  qui est la plus belle qui se fasse en tous les tournois & triomphes.
LE ROI.
Je connais véritablement que les passades relevées est la vraie pierre de touche du bon Chevalier & du bon cheval : & que c'est la conclusion de tous les manèges ; pour auxquelles parvenir, retournons à la fin de nos passades terre à terre ; & continuez à me dire ce que vous apprenez après à votre cheval, pour le rendre capable de toutes les justesses que vous en désirez.

DU PASSAGE

PLUVINEL.
SIRE, La clef de toutes les grandes justesses, est le passage fait par la discrétion & le jugement du Chevalier : s'en servir quand il est temps, selon les distances & les proportions qu'il juge nécessaires, soit en avant, en arrière, de côtés, peu ou beaucoup, en tournant plus ou moins de la main ferme ou légère, élargissant, serrant, avançant d'un  ou des deux talons, selon qu'il est à propos, tantôt à une main, & tantôt à l'autre. Et le seul moyen d'ajuster les chevaux à toutes sortes d'airs, est le passage : pource que c'est   le plus doux, & que le Chevalier en même temps montre au cheval toute la science, qui sont les œuvres de la main & des talons, sans lui donner aucun sujet de se mettre en colère ; à quoi il faut prendre garde soigneusement, pource que par forces on ne peut jamais, ou rarement, tirer rien qui vaille d'un cheval. C'est pourquoi la conclusion de toutes mes leçons, pour bien dresser les chevaux, est, de les travailler doucement, peu & souvent : car si le cheval ne sait cheminer juste au pas, de la tête, du corps, & des jambes, il est impossible qu'il puisse jamais manier, ni bien, ni juste.
LE ROI.
Que nommez-vous passager, & qu'est-ce que passage ?
PLUVINEL.
SIRE, le vrai passage est un pas raccourci que le cheval fait sous lui plus près que le pas ordinaire, & moins que le trot, en une action toujours disposée à obéir à la main, & aux talons, sans surprise, ayant bon & juste appui dans la main, & s'y laissant conduire, & bonne obéissance aux talons pour faire le semblable : c'est à savoir, que le cheval en tournant, ou en marchant de côté, croise les jambes un peu moins celles de derrière que celles de devant : & pour faire le passage des voltes bien proportionné, il faut que les jambes de devant fassent un cercle à plus près comme la longueur du cheval, & celles de derrière un autre cercle, plus petit des deux tiers ; & comme j'ai dit ci dessus, en usant prudemment & discrètement de cette sorte de passage, prenant garde de travailler ordinairement à ce que le cheval trouve le plus difficile, il en réussit de si bons effets, que par cette voie il obéit franchement à la main tournant & reculant à la volonté de l'homme. Il se range deçà & delà pour la crainte des éperons, lesquelles choses étant, il peut manier sans aucune difficulté à toutes mains, large, étroit, court, long, & juste, comme il plaît à celui qui est dessus : d'autant que, comme j'ai dit, & redirai à toutes    les fois qu'il en sera besoin, la parfaite science des chevaux bien maniant consiste en l'obéissance absolue de la main, de la bride, & des talons. Et ose assurer V.M. que si le cheval me contente en le promenant, il maniera fort bien sur les voltes, & passades longues & courtes ; s'il ne va que terre à terre & si son air est relevé, haut, ou mézair, il fera selon sa force & vigueur, tout ce qu'un bon cheval de manège peut faire, soit sur les voltes redoublées, en avant, en arrière, de côté, deçà & delà, en serpent, en une place,  de ferme à ferme, qui est celui seul d'où sort la vraie & juste obéissance : car généralement toutes les autres justesses sont puisées de celle de ferme à ferme.
LE ROI.
Je serais bien aise que vous me déclariez plus particulièrement le moyen de faire manier les chevaux, que vous m'avaient seulement dit en termes généraux, par ce discours, du passage.
PLUVINEL.
SIRE, J'ai seulement parlé du passage à votre Majesté, pour lui donner à  connaître, comme c'est le seul moyen d'ajuster les chevaux : à présent je dirais comme quoi il en faut user, non avec tant de particularités que je désirerais : car d'enseigner toutes les choses qu'il conviendrait, j'ai ci-devant dit à V.M. que le prudent homme de cheval doit faire la guerre à l'œil, & se servir des moyens selon les temps, les occasions & le besoin : néanmoins pour lui donner un peu de lumière davantage : La première leçon que j'observe, lors que le cheval obéit à l'entour du pilier dans la main & dans les talons, de pas, de trot, de galop, à toute bride, & de son air sur les voltes : puis la tête contre le pilier, de côté, entre les deux piliers, de côté deçà & delà, des hanches seulement : le sentant sous le bouton, & en une place dans la main, & dans les deux talons, souffrant les aides des jambes, & des talons au besoin sans se mettre en colère, puis au pas, au trot, au galop, à toute bride par le droit, arrêtant juste, & prenant une demie volte terre à terre : repartant & redoublant le nombre de passades que sa force lui permettra. Alors lui ôtant le caveçon, je le fais promener sur les voltes, comme la   chose la plus difficile à faire au cheval, du même passage que ci-dessus j'ai dit en se servant fort de la main, pour lui faire porter les épaules où bon me semblera, & connaître si hors du pilier il ne fera nulle difficulté d'obéir : ce qu'il exécutera sans doute, si en le travaillant au pilier on l'a senti dans la main, & dans les talons : que s'il les refuse, ce sera un témoignage que les leçons ci-dessus n'auront pas été bien exécutées au pilier : auquel cas il lui faudra remettre, de peur de désordre, & continuer jusqu'à ce qu'on le sente capable de répondre au Chevalier : ce qu'étant, & portant les épaules où il désirera, il doit approcher un talon, & puis l'autre, pour tâcher aussi à   faire cheminer les hanches de côtés & d'autre, sans que les épaules bougent que fort peu : & lors qu'on le connaîtra obéissant à cette sorte, on le pourra faire marcher de  côtés à une main & à l'autre, de la main & du talon tout ensemble, le sentant toujours sous le bouton, & plus prêt à se mettre sur les hanches que sur les épaules : & en   faisant toutes ces épreuves, si on le ressentait abandonner quelque peu plus sur la main qu'à la fantaisie du Chevalier, il se doit arrêter plus souvent, le lever & tenir sur les hanches le plus qu'il pourra ; &, en cas de nécessité, conclure sa leçon entre les deux piliers pour l'allegerir d'avantage.
LE ROI.
Faisant passager votre cheval sur les voltes, voulez-vous qu'il commence son  manège par là ? car il me semble que vous avez toujours dit que c'était ce qu'il   trouvait le plus difficile.
PLUVINEL.
SIRE, C'est pourquoi je commence toutes sortes de chevaux par cette leçon à l'entour du pilier, & les y continue jusqu'à ce que j'y trouve de l'obéissance, tant qu'ils soient   prêts d'ajuster ; alors les ôtant hors de la sujétion des piliers, il n'est pas à propos de commencer à les faire manier sur les voltes, de crainte que se voyant en liberté, & trouvant une grande difficulté, ils ne fissent quelque résistance, étant nécessaire de les y conduire peu à peu : ce que je fais en cette sorte : Le cheval sachant donc manier autour du pilier, comme ci-dessus j'ai dit, & obéissant au passage, à la main, & aux talons, le Chevalier le doit conduire le long d'une muraille, & le promener de pas par le droit deux ou trois tours, pour lui faire connaître la piste ; puis comme il l'aura reconnu, il le faut obliger à faire trois ou quatre courbettes, puis marcher trois ou quatre pas, & ainsi continuer en levant & cheminant de fois à autre, sans ennuyer le cheval, tant qu'il les sache faire de suite, & qu'il manie par le droit, jusques au bout de son haleine, & de sa force ( si on voulait lui obliger ) ce qu'il ne faut principalement au commencement des justesses, crainte de l'ennuyer, ou de le rebuter. Que si durant cette leçon, il lui prenait quelque malice extravagante, il ne la faut endurer, mais la châtier    vigoureusement : mais il est bien nécessaire de connaître si la défense vient de malice, d'ignorance, de gaieté, ou de manque de mémoire ; afin d'y remédier selon cette connaissance : qui ne se peut acquérir que par le long usage dans l'exercice : néanmoins quoi que ce soit, il faut vaincre le cheval par la patience, ou par la force : & celui qui n'est pas beaucoup savant, fera beaucoup mieux de se servir de la patience, crainte  qu'en se servant de la force, il en usait mal à propos, pource que dans les justesses, c'est  là où on connaît la vraie perfection du savant Chevalier.
LE ROI.
Quand le cheval manie par le droit sans refus, que faites-vous après ?
PLUVINEL.
SIRE, quand le cheval a contenté le Chevalier par le droit, & qu'il est bien assuré, il le doit promener rondement, sur les voltes du même passage que dessus, se servant toujours de la main, sans le trop serrer des hanches, suffisant seulement qu'à ce commencement il chemine une hanche dans la volte, pour ce qu'il ne se serre que trop   des hanches : & par ce moyen se rend paresseux à plier les épaules. C'est pourquoi il faut à ces premières leçons de justesse, se servir de la main selon le besoin que le Chevalier jugera : car il y a des chevaux qui se serrent trop des épaules, & pas assez des hanches : à ceux-là il faut faire la guerre à l'œil, afin de les obliger à bien entendre, à obéir à la main, & aux talons, auparavant que de les faire manier : ce qu'étant, & cheminant bien rondement sur les voltes, sans s'y embarrasser les jambes & se les choquer ; si par hasard le cheval se présentait de son air dans la justesse de sa piste, le Chevalier prendra ce temps, & l'aidera tout doucement, pour l'obliger de faire un quart de volte : puis s'il obéit, le fort caresser, & continuer ce même passage, prenant de fois  à autre le temps qu'il se présentera, faisant comme dessus sans l'ennuyer : au contraire le caresser à propos : car les caresses sont les principales choses qui obligent le cheval à contenter le Chevalier, aimant bien mieux qu'il exécute ce qu'il fait sur l'espérance des caresses, & pour le plaisir qu'il en reçoit, que par l'appréhension & le déplaisir des coups.
LE ROI.
Il semble que le cheval étant réduit au point que vous dites, peut facilement   exécuter cette leçon. Mais aussi si le cheval ne se présentait de lui-même comme vous désirez, que faudra-t-il faire ? Car il y peut avoir beaucoup de chevaux qui ne se présenteront pas d'eux-mêmes.
PLUVINEL.
SIRE, si le cheval se présente, tant mieux ; c'est ce que je désire, parce que par là il me témoigne sa gentillesse, sa bonne mémoire, & sa bonne nature à obéir, qui est le chemin de bien-tôt avoir acquis les plus grandes justesses. Mais aussi s'il ne se présente de lui-même, je désire que le Chevalier en le passageant, lui fasse sentir en s'anervant dans la selle tout doucement, tantôt un talon, tantôt l'autre, puis quelque petit coup de gaule pour l'animer & l'obliger de se présenter, & lors qu'il le sentira venir à ce qu'il désire, il pourra s'étendre plus vigoureusement sur les étriers, & dans sa selle ; puis en prenant le bout des rênes à l'instant que son cheval se présentera, l'aider de la langue, & des autres aides, selon le besoin, pour lui faire faire un quart de volte, ou un peu plus, selon le jugement du Chevalier : & où tous ces petits avertissements ne suffiraient pour l'obliger le cheval de se présenter, le Chevalier, en reprenant le bout des rênes, l'aidera franchement de la langue, & de la gaule sur le devant ; auxquelles aides s'il refuse de se lever, il lui doit donner un bon coup des deux talons, pour le châtier de son refus, puis recommencer de fois à autre, afin de l'obliger à être toujours prêts à faire la volonté de l'homme.
LE ROI.
Je vous ai autrefois ouïe dire, que la plus grande difficulté que le cheval ait, est de tourner en maniant, & de plier. C'est pourquoi, encore que le cheval se présente, comme vous avez dit ci-dessus, à faire quelques courbettes par le droit, s'il faisait difficulté de tourner facilement, & de plier en maniant sur les voltes, quel moyen tiendriez-vous pour le faire arriver à les faire comme vous désirez ?
PLUVINEL.
SIRE, je suis bien aise dequoi votre Majesté m'interroge de la sorte, pource que véritablement c'est la seule pierre d'achoppement presque en toutes sortes de chevaux qui naturellement sont unis, que celle de tourner, & de plier sur les voltes, car il s'en trouve qui manient en avant, de côté, & en arrière, qui s'accommodent difficilement à tourner & à plier : néanmoins peu de chevaux le refuseront s'ils ont été travaillés à l'entour du pilier, & entre les deux piliers, comme il faut : & au sortir de là passager bien à propos, le Chevalier s'étant servi prudemment de la main, & des talons, en pratiquant toutes ces leçons : leur ayant gagné la mémoire, l'haleine, & toutes les  choses que ci-devant j'ai fait entendre à V.M. Toutefois soit qu'on eût manqué de bien pratiquer les leçons que j'enseigne, suivant mon intention : ou que véritablement il se trouvât quelque cheval parmi un grand nombre, dont la difficulté de sa nature, ou son impatience, l'empêchât de tourner, de plier, & de se tenir juste au gré du Chevalier : il faudra à tel cheval promener rondement de pas sur les voltes, puis partager la volte en quatre, & l'arrêter sur chaque quartier, droit & juste, & comme il aura la pratique de s'arrêter droits & juste, à chaque fois que le Chevalier l'arrêtera, il le lèvera en une   place quatre courbettes seulement sans tourner, puis continuera tournant de pas,  arrêtant, levant quatre courbettes en une place jusques à ce qu'il soit assuré à cette   leçon.
LE ROI.
Après m'avoir dit quel bon effet vous trouvez à cette leçon, vous continuerez votre discours.
PLUVINEL.
SIRE, le bon effet que j'y rencontre, est que le cheval prend la patience de tourner & de plier de pas justement, & de s'arrêter juste sans inquiétude, à chaque fois que le Chevalier le désir : le bien commencer une courbette quand il lui plaît, & d'en   continuer jusques à quatre de ferme à ferme, sans faire désordre, ce que le cheval peut aisément, ayant appris hors de là. Et lors qu'il en est réduit à ce point, au lieu de faire les quatre courbettes en une place, le Chevalier doit tourner doucement la main, & en aidant bien à propos, il pourra comme insensiblement obliger le cheval à faire les quatre courbettes en tournant. Il y a encore une autre leçon pour le cheval, de même humeur que celui duquel je parle, laquelle à quelques uns réussit aussi bien, & quelquefois mieux, encore que l'une & l'autre soient bonnes, qui se pratiquent en cette sorte : C'est qu'il faut au lieu d'une volte ronde, en faire une carrée assez large, que le Chevalier fasse cheminer son cheval de côté, sur une des lignes du carré, puis que les pieds de devants fassent un quart de rond pour gagner l'autre face du carré, sans que les pieds de derrière bougent presque de leur place, & qu'ils fassent un angle presque droit, puis continuer ainsi sur tous les quatre côtés : & lors que le cheval aura bien reconnu cette leçon de pas, il faudra continuer à cheminer de côtés, de pas, & faire toutes les quatre encoignures à courbettes ; de la même piste qu'on les aura fait reconnaître au cheval,   en l'arrêtant au commencement & à la fin des courbettes, continuant avec prudence  cette leçon, sans ennuyer le cheval jusques à ce qu'il obéisse franchement & sans contrainte. Ce qu'étant, le Chevalier pour l'avancer davantage à ce qu'il désire, au lieu  de la volte justement carrée, il fera un carré long, & conduira le cheval à côté sur l'une des lignes, puis étant au bout, il prendra un demi rond des épaules, sans que les pieds   de derrière cheminent que fort peu, jusques à ce que la tête ait gagné l'autre ligne droitement opposite : & ainsi continuera de pas ; & lors que le cheval reconnaîtra bien   sa piste, il le lèvera au bout des lignes à courbettes, en arrêtant avant que commencer & en finissant : & en bien pratiquant ces leçons suivant le plan qui en est tracé en la planche suivante, le cheval s'accoutumera à la patience, à porter librement la tête & les épaules à la volonté du Chevalier, & à garder la juste piste de son terrain, en se levant franchement, & maniant à toutes les fois qu'il y est obligé.

AJUSTER SUR LES VOLTES

LE ROI.
Je connais bien que ces leçons peuvent infailliblement, étant bien pratiquées selon votre intention, acheminer le cheval dans la juste obéissance que vous désirez : mais   j'ai de l'impatience de le voir au dernier point qu'il le faut, pour être dit bien ajuster. C'est, pourquoi Monsieur de Pluvinel, continuez : car je prends plaisir en la suite de votre discours. 
PLUVINEL.
SIRE, quand le cheval en est là, qui très-assurément y peut arriver ( comme votre Majesté a très-bien juger ) le Chevalier le doit promener de pas sur les demies voltes, & qu'entre les deux demies voltes il y ait de distances deux fois la longueur du cheval, ou environ. L'ayant promené quelque peu, il lui fera faire une demie volte juste, puis continuera cette leçon, tant que son cheval lui réponde librement, commençant par une, deux, trois ou plus, d'une haleine, selon qu'il jugera à quoi le cheval obéira  assurément, étant réduit à ce point, en y procédant ( comme j'ai toujours dit, & dirai toujours ) avec jugement.
LE ROI.
Pourquoi le mettez-vous plutôt sur les demies voltes que sur une autre leçon, & quel profit y rencontrez-vous ?
PLUVINEL.
SIRE, je le fais pource qu'il est beaucoup plus facile au cheval de faire une   demie volte seule, qu'une volte entière, & que dans la leçon des demies voltes, je lui continue, & le résous à avoir la patience & l'obéissance de se laisser conduire de la  main & des talons par le droit, & en tournant à une main & à l'autre, dans la justesse de la piste que je désire, lui gagnant bien plus facilement l'haleine que sur les  voltes : étant très-certains que faisant bien une bonne demie volte, il en fera   très-assurément une entière, laquelle il redoublera tant de fois, que sa force & son haleine lui permettront.
LE ROI.
Vous croyez donc que le cheval faisant bien une bonne demie volte, peut bien manier sur les voltes ? Si cela est, il est ajusté, & n'est plus besoin de le travailler, sinon pour l'entretenir en bonne école ?
PLUVINEL.
SIRE, Votre Majesté me pardonnera, s'il lui plaît, il est encore nécessaire de  quelques leçons, pour rendre le cheval qui en est là, au point où je désire, qui est de lui apprendre à bien manier de côté ; ce que le Chevalier peut en le promenant de pas de côtés, de la main, & du talon ; puis obéissant bien de pas, le lever deux ou trois courbettes à la fois, continuant ainsi de pas & à courbettes, selon le jugement & la discrétion, tant que le cheval obéisse franchement, & reprenne d'un talon & de l'autre, sans s'arrêter, tant de fois qu'il plaira au Chevalier : puis il lui faut continuer même  leçon de côté deçà & delà ; mais au lieu qu'en cette première je ne désire pas que le Chevalier le laisse avancer, au contraire je veux qu'il continue cette leçon en avant, tant d'un talon que de l'autre ; ce que le cheval fera fort facilement, & le trouvera plus aisé, en ce qu'allant en avant, il n'est pas si contraint qu'allant de côté sans avancer ; mais pour ce faire, l'aide de l'homme est un peu différent, pource que de côtés sans aller en avant, le Chevalier n'a à faire qu'à empêcher que son cheval ne le transporte, en le soutenant, & portant la main doucement du côté où il veut qu'il aille, approchant le talon, savoir est à main gauche y porter la main, & aider du talon droit, soutenant du gauche, si besoin est : & à main droite, y porter la main, aider du talon gauche, en soutenant du droit, selon la nécessité. Mais pour aller de côtés en avant, si c'est à main droite, il faut porter la main, comme dit est, en la soutenant, & de plus soutenir le  cheval des deux talons en chassant en avant, & l'aider du talon gauche plus que du droit ; continuant ainsi à l'autre main jusques à ce qu'il réponde librement.
LE ROI.
A quoi trouvez-vous que cette leçon de côtés en avant puisse servir, puisque le cheval sait déjà manier de côté ?
PLUVINEL.
SIRE, Il est très-nécessaire que le cheval sache manier de côté en allant en avant, pour ce qu'en maniant par le droit, s'il se jetait sur un talon, ou sur l'autre, & qu'il ne fut accoutumé à prendre les aides d'un talon seul en allant en avant, on ne le pourrait pas redresser sans désordre, & sans perdre la cadence, d'autant que sentant approcher un talon plus que l'autre, il penserait qu'on le voulut faire aller de côté seulement : mais étant accoutumé à prendre l'aide d'un talon, ou de l'autre, en allant en avant, cela le redressera assurément, sans qu'il manque ni à sa cadence, ni à sa bonne posture : au contraire par là il fera paraître son extrême obéissance.
LE ROI.
Je crois que le cheval qui obéit jusque là, est au période de la perfection des plus grandes justesses.
PLUVINEL.
SIRE, il s'en faut encore un article qu'il ne soit tout à fait digne de se dire parfaitement achevé, qui est d'aller en arrière : & pour lui apprendre, le Chevalier le   doit conduire le long d'une muraille, & le tirer doucement en arrière de pas : puis lui ayant fait reconnaître, le lever deux ou trois courbettes ou plus en une place, & tirer en arrière deux ou trois pas, & ainsi aller levant & tirant en arrière de pas, par quatre ou cinq reprises ; remarquant le Chevalier que pour faire manier le cheval par le droit, sur les demies voltes, sur les voltes, & de côté, il faut peu aider de la main, si ce n'est en la soutenant, ou en la tournant ; mais en arrière, il est besoin de l'aider de la main à tous  les temps, le tirant doucement comme le devant retombe en terre, & aussi l'aider des talons, un peu plus en arrière, sans s'énerver si fort sur les étriers, & sans porter beaucoup le contrepoids du corps sur les hanches, comme aux autres maniements du cheval. Ce qu'étant exécutés bien à propos, le cheval sans doute fera bien-tôt quelques courbettes en arrière ; auquel cas, il le caressera fort, & continuant de le contenter, il prendra garde de ne l'ennuyer pas, pour ce que volontiers ils se fâchent plus de manier  en arrière que de toute autre sorte de manège. Ayant continué cette leçon quelques  jours, en le désennuyant ( toutefois au commencement par quelques voltes ou demies voltes, ) il trouvera que son cheval y obéira franchement, & lors il le pourra dire parfaitement ajusté.
LE ROI.
Quelle est la fin & la conclusion de toutes les justesses ?
PLUVINEL.
SIRE, ce sont les bonnes voltes bien rondes, lesquelles il faut que le cheval fasse larges, moyennes, & étroites, à la discrétion du Chevalier : car, comme j'ai dit au commencement de mon premier discours, tout ce que le cheval trouve le plus difficile, est de tourner & de manier sur les voltes. C'est pourquoi je commence & finis par-là. Et lorsque franchement le cheval fait des voltes de la sorte que je les viens de dire, il est à la perfection de toutes les justesses ; ce qu'il ne pourrait exécuter, s'il n'avait passé par toutes les obéissances que j'ai fait remarquer à votre Majesté ; lesquelles acquises, il peut véritablement manier sur les voltes, & changer de main juste sans sortir du rond : ce qu'autrement il ne pourrait exécuter, ni le Chevalier s'assurer de le faire  manier justement à toutes heures.
LE ROI.
Pourquoi est-il nécessaire que le cheval aie passé par tant de leçons diverses, pour bien manier sur les voltes, & changer de main ?
PLUVINEL.
SIRE, il faut premièrement, pour conduire son cheval rondement sur les voltes, qu'il souffre la main, qu'il y obéisse, qu'il ait bon & juste appui, sans branler la tête pour  quoi que ce soit, qu'il aille avant pour les talons ; & qu'il s'arrête à toutes les fois qu'il plaît au Chevalier ; qu'il obéisse aux talons deçà & delà, qu'il se lève, & prenne une cadence juste & égale, qu'il souffre les aides & les châtiment de la main, & des   talons ; pource que si le cheval allant sur les voltes, n'avait l'obéissance parfaite de   toutes ces choses, il ne pourrait pas se laisser conduire d'une piste large des épaules, & étroit des hanches ; large des hanches, & plus étroit des épaules ; allant trop en avant, être retenu ou trop retenu, être porté en avant, ni changer de main à tous les   temps ; bref, en un mot, faire toutes les figures qu'il plairait au Chevalier, sans cette parfaite cadence & obéissance de la main & des talons en toutes les sortes dont j'ai discouru à votre Majesté. C'est pourquoi, ( SIRE ) je n'ai point parlé du moyen qu'il  faut tenir pour apprendre au cheval à changer de main, puis qu'en étant à ce point, il le peut faire à tous les temps qu'il plaira à celui qui est dessus. Votre Majesté pouvant demeurer très-certaine, qu'allant bien par le droit en arrière, de côté en une place sur les voltes, & sur les demies voltes, il peut très-assurément changer de main sur les voltes à toutes les fois qu'on voudra, sans sortir de la juste piste qu'on lui aura marquée.
LE ROI.
Voilà donc le cheval ajusté de tout point, à courbettes & terre à terre, au moins comme j'estime. C'est pourquoi Monsr de Pluvinel, dites moi s'il y a encore quelques choses à faire pour mener les chevaux à une plus grande perfection ?
PLUVINEL.
Non, ( SIRE ) car tout cheval qui est arrivé à ce point, se peut dire parfaitement dresser, & très-digne de servir V.M. ne se pouvant pas souhaiter d'avantage à un cheval terre à terre & à courbettes, que ce que je lui ai fait entendre. Partant ( SIRE ) je finirais ici la seconde partie de cet ouvrage, afin de n'ennuyer pas V.M. par un trop long discours, que je continuerai toujours quand elle aura agréable de me le commander.

Des Lunettes.

LE ROI.
Ce sera donc pour demain le reste. Mais je veux que pour conclure cette seconde partie, vous ne fassiez entendre la raison pourquoi vous faites travailler certains chevaux avec des lunettes en leur donnant leçon, ne leur ôtant point tant qu'elle dure.
PLUVINEL.
SIRE, Il y a des chevaux, mais fort peu, ( & peut-être pas un entre mille ) qui sont si colères, impatients, pleins de feu, si ennemis de l'obéissance, si sensibles, & avec si peu de mémoire à retenir le bien, que le plus souvent ils entrent dans de tels désespoirs, qu'ils se précipitent par tout, quelque péril qu'il y ait, sans appréhender quoi que ce  soit. 
arnachement, bridon, mors, etcAuxquels chevaux si on leur mettait des lunettes pour leur empêcher partie de cette fâcheuse colère, ils ne laisseraient de faire les mêmes choses, pource qu'ils ne sont   point plus aveugles avec les lunettes que lorsque le désespoir les saisit, qui leur fascine les yeux de telle sorte qu'ils ne s'aperçoivent de quoi que ce soit, quelque péril qu'il y  ait. Mais aussi il y en a d'autre dont la colère n'est pas si violente, & dont la mémoire est si délicate, & l'esprit si aisé à détourner, que le moindre objet qui se présente devant  eux durant la leçon, ils ne songent nullement à ce qu'on essaie de leur faire  concevoir : c'est pourquoi à tels chevaux il est fort bon de leur donner leçons avec des lunettes ; étant très-certain qu'ils apprennent mieux la connaissance & obéissance de la bride, & des éperons, parce qu'ils ne peuvent avoir d'appréhension ni de divertissement. Et quand ils savent manier, ils exécutent bien plus facilement & avec plus de légèreté à la main de la bride, toutes sortes de manège : c'est à savoir en une place, par le droit,   de côté, & en arrière ; car sur les voltes, il se faut bien donner de garde de les y faire manier pendant qu'ils ont les yeux bouchés, pource qu'ils s'étourdiraient & tomberaient assurément. Et peut le Chevalier tirer de grandes utilités, & se faciliter une prompte  voie pour ajuster son cheval par le moyen des lunettes, en ce qu'il lui apprend sans inquiétude & sans divertissement à obéir à la main de la bride & aux talons. Et le prenant à pied par une des rênes tous près de la branche du mors, avec une main, le tirant en avant, puis le faisant reculer, le poussant sur la main droite, le tirant sur la gauche : & en changeant, le prenant de l'autre main, puis passant de l'autre côté du cheval, le pousser sur la main gauche, le tirer sur la main droite, & le frapper doucement au ventre du manche de la houssine, pour lui faire fuir  la croupe de l'autre côté : tellement que par cette méthode bien pratiquée à propos, on lui apprend tous les mouvements de la main de la bride, lesquelles sachant, & fuyant le coup au ventre, on le peut après porter deçà & delà comme on veut, en le tenant, comme j'ai dit, d'une main par les branches du mors, & le frappant de l'autre au ventre. Votre Majesté peut donc connaître comme il y a quelques chevaux auxquels ce moyen est   très-propre comme le plus doux, le plus bref, & le plus certain pour apprendre leur l'obéissance de la  main, & des deux talons, que j'ai toujours dit être le seul secret de la science dont j'ai l'honneur d'entretenir votre Majesté.
 

Fin de la deuxième Partie.

TROISIÈME partie.

LE ROI.
Monsieur de Pluvinel reprenez discours que vous laissâtes hier, & me dites  quels autres airs il y a après celui de terre à terre & de courbettes ; Bref, entretenez-moi de tout ce qui dépend de la connaissance de cet exercice, car je ne veux pas ignorer aucune chose qui en dépende.
PLUVINEL.
SIRE, encore que mon humeur ne soit pas de parler beaucoup, aimant davantage les bons effets que la superfluité de parole : néanmoins le commandement, que votre Majesté me fait joint à la louable curiosité qu'elle a d'apprendre la vertu, m'a donner un contentement si parfait, que ce sera la seule cause qui m'obligera de donner au public  un témoignage du ressentiment que j'en aie, en traçant sur le papier partie du discours dont votre Majesté a agréable que je l'entretienne. Il y a donc ( SIRE ) sept sortes d'air qu'on peut apprendre aux chevaux : mais à présents on n'en pratique que quatre, qui sont le terre à terre, les courbettes, dont j'ai déjà parlé à votre Majesté, les cabrioles, & un pas un saut, que anciennement on nommait le galop gaillard
LE ROI.
Puis qu'il me reste encore à savoir le manège des cabrioles, & d'un pas un saut, commençons par les cabrioles & me dite ce que c'est.
PLUVINEL.
SIRE, Les vrais & bonnes cabrioles ne sont autres choses que des sauts que fait le cheval à temps dans la main & dans les talons, se laissant soutenir de l'un, & aider de l'autre : soit en avant, en une place, sur les voltes, & de côté. Néanmoins tous les sauts ne se peuvent nommer cabrioles ; mais ceux là seulement qui sont hauts & élevés tout d'un temps, & le cheval étant en l'air à la fin de sa hauteur, qui espare entièrement des deux pieds de derrière, en faisant résonner la jointure des deux jarrets, & qui continue cette action, tant que sa force & son haleine dure, y employant toute sa vigueur.
LE ROI.
Je crois qu'il se trouve fort peu de chevaux qui soient capables de bien manier de cet air : C'est pourquoi dites-moi les qualités qu'il faut qu'ils aient.
PLUVINEL.
SIRE, il se trouve à la vérité si peu de chevaux qui puissent naturellement bien manier à cabrioles, que je n'en ai jamais vu en votre Royaume que quatre, qui avec  force & légèreté tout ensemble, aient manier de cet air ; & encore des quatre je n'en ai vu qu'un qui ait atteint cette perfection ; c'était ( SIRE ) un Courtaud que j'avais   dressé à Monsieur le Grand, le parangon véritablement de tous les plus excellents sauteurs qui se soit vu en nos temps.
LE ROI.
Monsieur le Grand, dites-moi quel cheval c'était que cet excellent sauteur,  auparavant que passer outre.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Monsieur de Pluvinel vous dit vrai, en vous louant ce cheval, pour ce que c'était le plus excellent, que je crois, qui ait jamais été de notre temps & de celui de  nos Pères, voire de mémoire d'homme. Car il maniait parfaitement à toutes sortes d'air ; à cabrioles, à un pas un saut, à courbettes, & terre à terre, & si savant &  obéissant, que je lui ai vu tout d'une haleine changer d'air sous Monsieur de Pluvinel,  à tous les temps qu'il lui plaisait : de tous les quatre que je viens de dire, sans lui  dérober un seul temps des autres airs, tant il était parfait en obéissance, en force & en disposition : ayant compté quatre-vingt-trois cabrioles qu'il a faites d'une haleine sous Sieur de Betbezé que voilà, qui était encore page de votre Majesté, & avec tant de gaieté, qu'il en eut pu encore bien faire davantage s'il eut plus à Monsieur de Pluvinel : en quoi, SIRE, je loue fort sa coutume de ne désirer rien tirer d'un cheval   qu'à peu près la moitié de ce qu'il peut ; la trouvant appuyée d'une fort bonne raison, qui est que faisant autrement, le Chevalier & le cheval perdent toute leur bonne grâce ; pource que si le cheval vient à affaiblir de force & d'haleine en maniant, il faut nécessairement que les aides du Chevalier soient plus grandes & plus apparentes, perdant par ce moyen la bonne grâce en leur action. Voilà pourquoi de crainte de  tomber en cet inconvénient, on voit Monsieur de Pluvinel être toujours en même posture, droit à cheval, soit qu'il le fasse manier, ou aller de pas : lui ayant ouïe dire assez souvent, que le Chevalier, pour avoir bonne grâce en faisant manier son cheval, ne doit point remuer que tout doucement le bras de la houssine, en la faisant siffler haut & bas, deçà & delà, ni faire paraître les autres aides, pour obliger ceux qui regardent, à croire que son cheval est si gentil & si bien dressé, qu'il va tout seul de sa bonne volonté, & quasi comme un miracle en nature, qui est véritablement la perfection du Chevalier & du cheval. Mais pour encore entretenir votre Majesté des rares qualités de mon cheval ; il a fait des coups si excellents & pour rire, que Monsieur de Pluvinel peut l'assurer, que jamais personne n'a monté dessus, s'il ne l'a averti auparavant de le faire manier, qu'il n'ait jeté par terre.
PLUVINEL.
SIRE, il est très-vrai que personne n'a jamais monté sur ce cheval qui soit demeuré  en selle, si auparavant que de le faire manier, je ne l'ai averti. Et cela venait de la   nature du cheval, lequel tant il sentait quelqu'un sur lui, il se laissait fort aisément conduire de pas ; mais lorsque l'homme le voulais lever, la première action qu'il faisait, était de prendre une demie volte à main gauche, laquelle si le Chevalier lui souffrait dérober, & qu'il ne fut averti de l'en empêcher, il faisait à l'instant des contretemps  si rudes & si fâcheux, que je lui ai vu rompre les deux arçons de la selle par la rudesse de son esquine : étant impossible à quelque homme que ce fut, de pouvoir souffrir ces efforts sans quitter la selle. Et puis assurer votre Majesté, l'avoir vu en une matinée  jeter quatorze personnes par terre. Et une fois autre un qui se disait Ecuyer, le faisant manier en un endroit où il y avait quelques petits arbres, il l'enleva si haut par dessus la selle, ( en présence de plus de deux cents personnes ) qu'il le jetât sur l'un d'iceux. Mais la souveraine perfection & gentillesse du cheval était, qu'après avoir jeté quelqu'un par terre, au lieu de lui faire mal, il s'arrêtait tout court, l'allait sentir, le souffrait relever, & se laissait reprendre à lui. Je pourrais raconter à votre Majesté, cent tours pareils qu'il a fait : mais pour de l'ennuyer, je reprendrais mon discours, & dirais que peu de chevaux sont propres à manier à cabrioles, en ce qu'il faut qu'ils soient premièrement de grande force, très-légers, nerveux, & bien fondés sur leurs jambes & sur leurs pieds, pource que cet exercice, plus que tous les autres, les ruine beaucoup : & oserais assuré à votre Majesté, que sans ma méthode peu de chevaux ( si de leur inclination seule ils ne s'y mettent ) se pourront accommoder à cette cadence, pource qu'il s'en trouve rarement de force suffisamment & de légèreté pour y fournir, qui ne soient ordinairement impatients, malicieux, & se défendent de leurs forces. Je laisse donc considérer au Chevalier judicieux, si les chevaux de telle nature sont difficiles de réduire au pas, au trot & au galop, sans les moyens dont je me sers, ce qu'ils feront quand on leur voudra demander davantage. Car s'ils se sont défendus de pas, à plus forte raison le feront-ils avec furie, quand on les recherchera de plus près : & crois que pour en venir à bout, il y faudra employer un si long temps, ( si on ne se serre prudemment de mes règles ) que le cheval avant avoir pris seulement la cadence des cabrioles, & y être assuré, ses jambes seront usées, sa force tellement abattue, & sa gentillesse si étouffée, qu'il ne sera plus capable de faire cette action-là de bonne grâce, à laquelle pourtant pour peu qu'il fasse, il n'aura pas été réduit sans grand danger de celui qui lui aura mis ; d'autant que ( comme j'ai  dit ci-dessus ) tels chevaux impatients ne se laissent pas forcer sans se défendre ; & durant leurs défenses, qui n'a des moyens fermes pour les retenir, il y a grand danger, que souvent l'homme en ressente du mal : pource qu'en ce manège ici plus qu'aux   autres le Chevalier doit user de sagesse, de patience, & de jugement pour prévoir aux accidents à venir, qui sont bien plus grands pour l'homme, qu'aux autres airs, d'autant que le cheval prend plus de fougue, & de colère aux sauts, laquelle est plus dangereuse, en ce que les temps sont plus incommodes qu'à aucune autre action qu'on lui puisse faire exécuter : tellement qu'il faut que le Chevalier soit bien plus considératif à prévoir sa malice avant qu'elle arrive, pour y donner le remède qu'il verra bon être : ce qu'il fera pourvu qu'il soit expérimenté en sa science : car cela étant, il jugera par l'action & la physionomie du cheval, le bien ou le mal qu'il doit faire avant que de l'avoir exécuté.
LE ROI.
Je crois que véritablement il faut avoir un grand usage en cet exercice, pour  connaître par la physionomie du cheval, le bien & le mal qu'il doit faire avant que de l'avoir exécuté. C'est pourquoi cela ne se pouvant pas enseigner certainement que par la pratique, passé outre, & me dites les moyens qu'il faut tenir pour dresser le cheval à cabrioles.
PLUVINEL.
SIRE, Je commence toujours le cheval d'une même façon, & par ce qu'il trouve le plus difficile, qui est de tourner. C'est pourquoi je le mets au pilier seul sans personne dessus, comme ci-devant j'ai fait voir à votre Majesté. Et là je tâche de lui gagner l'obéissance au pas, au trot, & au galop, à souffrir la main, à s'y laisser conduire, attaché entre les deux piliers à fuir la gaule deçà & delà. Et lorsque sans danger je puis mettre un homme dessus, je lui fais faire sous lui la même chose : & ainsi continuant, je  tâche de le délibérer terre à terre, & lui donner l'obéissance d'aller en avant, & de fuir  les talons auparavant que de le rechercher de plus près : & lorsque je le juge assez délibéré, & qu'il ne se retient point, je le fais lever haut devant à la fin de la leçon, l'obligeant le plus que je puis, de fort plier les jambes, en le frappant dessus doucement, ou ferme, pour d'avantage embellir son air : car tous les chevaux maniant par haut, ou à courbettes ont bien meilleure grâce quand ils plient les jambes, que lors qu'ils les tiennent roides. C'est pourquoi il est très-nécessaire de les accoutumer à les bien plier, afin qu'en rendant leur air plus beau, ils soient plus légers à la main de la bride.
LE ROI.
Mais si en continuant de lui apprendre l'obéissance jusques au point que vous dites,   le cheval se défendait de son esquine, & se fiant en sa force, entreprenait quelque extravagance, quel remède y apporteriez-vous ?
PLUVINEL.
SIRE, je ne fais point de doute que les chevaux capables de manier à cabrioles, se trouvant fiers & pleins d'orgueil par le ressentiment de leur force extrême, ne s'en défendent. Mais le Chevalier prudent jugera par son expérience la nature de sa  défense. Car, comme j'ai dit en quelque lieu ci-devant, si la défense se fait en avant,   & que son dessein ne soit que d'incommoder l'homme qui sera sur lui, avec un grand nombre de sauts, tant s'en faut qu'il le faille châtier, ( encore que ce soit par défense )   au contraire il sera besoin de laisser sauter & employer sa force : tâchant parmi ces  sauts en avant, de gagner l'appuie & l'obéissance de la main, & régler une cadence  égale à ce qu'on désire : pource que ce sera toujours autant de gagner sur le cheval, qui peut-être en cette défense rencontrera de la facilité en l'exécution de ce qu'on lui demande, qu'il pratiquera sans aucun refus pour le plaisir de l'homme. Ce qui n'arriverait pas si on se voulait opiniâtrer à empêcher le cheval d'employer sa force &  sa légèreté, soit de bonne volonté, ou en se défendant. Mais aussi s'il employait cette force par malice, s'opiniâtrant à ne vouloir aller en avant, il faudrait le fort délibérer pour la peur, ou pour le coup de la chambrière, voire même des talons,  ( les connaissant ) à aller en avant, à toute bride, ou terre à terre déterminé,  (s'il en savait la cadence. ) Bref, il ne faut jamais que le cheval aille en arrière, si ce n'est pour le plaisir de l'homme.
LE ROI.
Je connais par votre discours qu'il y en a beaucoup qui faillent par ignorance, en s'opiniâtrant à faire faire au jeune cheval ce qu'ils désirent ; comme s'ils ont dessein de le faire trotter ou galoper, & qu'il se mette à sauter, encore qu'ils fassent ces sauts en avant, ils le châtient, le veulent rabaisser, quoi qu'il soit léger & plein de force ; ce que je vois par vos raisons être véritablement une erreur : mais si le cheval ne se défend pas, quelle méthode tenez-vous pour lui apprendre les cabrioles ?
PLUVINEL.
SIRE, quand le cheval obéit à ce que j'ai dit ci-dessus, & qu'il est bien libre de se lever haut devant, en bien pliant les jambes, je commence sa leçon toujours par le terre à terre. Puis l'ayant fait attacher entre les deux piliers, les cordes un peu courtes, pour lui apprendre à lever le derrière & ruer des deux jambes à la fois, je le touche de la houssine sur la croupe pour l'obliger à ruer : s'il y obéit, je récompense son obéissance avec nombre caresses ; si aussi il n'y répond assez vigoureusement, je lui fais présenter & toucher, s'il est besoin, proche du pli de la fesse d'un long bâton, qui a environ cinq ou six pieds de long, & une petite pommette de fer au bout, qui sert de molette  d'éperon, & par ce moyen il n'y a cheval qui n'apprenne à ruer facilement. Mais pource qu'il est besoin que ce soit également des deux pieds de derrière, il faut mettre un bâton de chaque côté jusques à ce qu'il le connaisse, & lors en le voyant approcher, il lui  obéira sans nulle difficulté sans en être touché, pourvu que la discrétion y soit   observée : Et ainsi peu à peu on lui apprendra à ruer par l'aide de la houssine seulement, soit en le touchant, par le bruit & sifflement qu'elle fera. Mais s'il faisait le paresseux, le Chevalier qui sera dessus, prendra un petit bâton de demi pied de long dans sa main droite, lequel aura une petite pointe de fer à l'un des bouts, duquel il le piquera sur le milieu de la croupe, avec telle discrétion que le cheval se puisse apercevoir que s'il ne rue, il est piqué, & s'il obéit, il ne l'est ni du bâton, ni du poinçon ; & suffira que cette obéissance première s'étende à une ruade, jusqu'à ce qu'il soit bien assuré à la faire   pour la houssine seulement, à toutes les fois qu'on lui demandera. Mais il faut bien prendre garde de ne mettre personne dessus entre les deux piliers, qu'il ne connaisse l'aide de la gaule & des bâtons, & qu'il n'y réponde librement.

DES CABRIOLES ET DES RUADES

LE ROI.
Je crois qu'il faut que toutes sortes de chevaux ruent par cette voie, quoiqu'ils n'eussent la force assez pour manier à cabrioles : mais ces ruades-là n'étant pas ce que vous nommez cabrioles, vous me direz le moyen comme quoi vous y faites venir le cheval.
PLUVINEL.
SIRE, Votre Majesté remarquera, s'il lui plaît, que toutes sortes de chevaux n'apprennent à manier que par les bonnes coutumes. C'est pourquoi il les y faut apprendre : & pour parvenir à faire une bonne cabriole, il faut commencer par ce qui   est le plus difficile au cheval, qui est de se lever haut devant & plier les jambe : puis après il est besoin de l'obliger à se lever derrière par la méthode que j'ai déclarée à V.M. Puis quand il obéit à se lever devant, & qu'il rue pour les aides des bâtons, du poinçon  & du son de la houssine, alors il faut assembler ces deux choses en une, en cette   sorte : qui est lorsque celui qui est dessus, lèvera devant comme il retombera à terre ; il faut présenter les bâtons, & sans doute, les reconnaissant il ruera, & en répondant de la sorte à cette aide, il fera une bonne cabriole, laquelle redonnant à toutes les fois qu'en levant devant, on lui présentera les bâtons, en fin il la fera pour l'aide de la gaule. Et quand il la saura bien faire bonne, il sera à propos gagner sur son haleine peu à peu, lui en faisant faire deux & trois ; continuant de cette sorte sans le forcer par plusieurs reprises, le plus doucement qu'il sera possible : d'autant que c'est une chose très-assurée, que l'air des cabrioles ne se fait, ni ne se peut forcer, comme les autres airs de terre à terre, & de courbettes. De cette façon en le travaillant avec jugement, on portera le cheval à faire autant de cabrioles, que sa force & son haleine le pourront permettre. Etant très-certains que celui qui sait faire trois bons sauts sans intervalle entre deux, il  en fera tant qu'il plaira au discret Chevalier : ayant éprouvé & connu par expérience, que trois bonnes courbettes, trois bonnes cabrioles, trois bons temps d'un pas, un saut,  & trois bonnes demies voltes terre à terre, sont les certaines preuves que le cheval qui   les sait bien faire, est tout dressé, pourvu qu'il soit entre les mains de quelque sage Chevalier, lequel en bien continuant, le peut en fort peu de temps ajuster & gagner  toute son haleine.
LE ROI.
Quand le cheval est assuré entre les deux piliers à se lever devant pour l'aide de la langue & de la gaule, que faites-vous après ?
PLUVINEL.
SIRE, après avoir commencé terre à terre à l'entour du pilier seul, pour désennuyer le cheval, je le fais attacher entre deux piliers, les cordes du caveçon un peu longues. Et là en le soutenant de la main, je tâche à lui faire faire un, deux ou trois sauts, sans qu'il s'appuie sur les cordes du caveçon, afin de lui donner la pratique de se mettre dans le juste appui, & de le souffrir ; ce qui ne se fera peut-être pas en une journée, mais peu à peu, & bien-tôt, pourvu que le Chevalier travaille avec prudence, & n'ennuie point le cheval.
LE ROI.
Je connais bien que cette leçon est pour commencer à mettre votre cheval dans la main.
PLUVINEL.
Oui, SIRE, votre Majesté a très-bien jugé : car, comme j'ai toujours dit, pour que  le cheval soit dressé à toutes sortes d'airs, ou à l'un d'iceux, il faut qu'il soit dans la main & dans les talons. Comme donc je le connais être dans la main, & s'y soutenant,  faisant trois bons sauts à toutes les fois que je le désire avec le bon & juste appui, je continue cette leçon sans passer outre, sinon de le divertir, & le désennuyer soit terre à terre, soit en le promenant de pas, puis le faisant retrancher entre les deux piliers en le levant devant & derrière de la gaule, & du poinçon si besoin est : j'ordonne à celui qui est dessus, d'approcher ses deux gras des jambes, & en le soutenant tout doucement, avec, l'aider le plus délicatement qu'il pourra des deux talons, le pinçant de telle sorte, que cela n'oblige le cheval de se mettre en colère : & s'il répond une fois ou deux à  cette aide, lui montrer avec force caresses & friandises que c'est ce qu'on lui demande, afin de l'obliger à faire pour le gras de la jambe, & pour les talons, le même que pour  les bâtons, & le poinçon : n'y ayant nul doute que tout cheval qui dans la main, &   pour l'aide des bâtons, & du poinçon, fera trois bons sauts, il les exécutera pour l'aide des jambes & des talons, si celui qui le fera travailler est intelligent : & en cette sorte, il mettra son cheval au point de faire ces sauts égaux dans la main, sans s'abandonner sur les cordes du caveçon, & de répondre aux deux gras des jambes, & des talons au lieu   de poinçon : n'entendant point qu'on mette le cheval à manier sur sa foi, qu'il ne soit assuré entre les deux piliers à ce que je viens de dire, ni qu'on lui donne autre leçon si  ce n'était pour le divertir, quelquefois le promener de pas, de côté, la tête contre une muraille, se servant de la main & des talons, puis sur les voltes de pas seulement.
LE ROI.
Si le cheval ne voulait obéir à ces leçons, & particulièrement à cette dernière de souffrir les aides des talons, secourus du poinçon & des bâtons au besoin, & qu'il fit quelque extravagance de désespoir, que feriez-vous pour y remédier ?
PLUVINEL.
SIRE, Votre Majesté a très-bien jugé, qu'il y a des chevaux qui se voyant pressés, se peuvent désespérer ; de sorte qu'au lieu de répondre aux aides & de les souffrir, ils font des tours si hasardeux pour les hommes & pour eux, que c'est à quoi il faut prendre garde de près afin de les éviter : & particulièrement les chevaux que l'on juge pouvoir fournir à l'air des cabrioles, comme étant plus légers, plus vigoureux, & par conséquent se ressentant accompagnés de force suffisante, pour répondre aux moyens qu'ils voudront entreprendre pour secouer le joug de l'obéissance, & de la sujétion où il les faut mettre pour leur apprendre ce qu'on désire : étant beaucoup plus difficile de les réduire à la raison, que ceux qui n'ont qu'une force suffisante pour le terre à terre, & pour les courbettes. En ce qu'en premier lieu, on ne peut forcer un cheval de sauter quand il est au bout de son haleine, & de sa force, où l'air des sauts le met bien plutôt que les autres, l'ennuie davantage dans la continuation par la fatigue qu'en ressentent ses reins, ses jambes & ses pieds ; & par conséquent étant nécessaire pour ces causes de faire ses leçons fort courtes, il faut que le prudent Chevalier travaille à l'air des  cabrioles avec beaucoup plus de jugement, de patience, & d'invention, qu'aux autres où il peut forcer son cheval : recherchant soigneusement toutes sortes de moyens pour lui faire concevoir promptement ce qu'il lui demande, soit par courtoisie & par douceur soit par surprise, soit en changeant souvent de place où il serait besoin, soit en gagnant l'obéissance par le fréquent changement des leçons, tantôt entre les deux piliers, tantôt  la tête à la muraille, tantôt dans une encoignure, ou le long d'une carrière ou allée   bien droite : & ainsi se servant de tous ces moyens, des divers mouvements de la main, de la bride, du caveçon, des contrepoids du corps, des cuisses, des jambes, des talons,  de la gaule, des bâtons, & du poinçon : faisant jouer tous ces ressorts, selon les temps que le jugement dictera ; il est sans doute qu'on gagnera sur tel cheval que ce soit ce qu'on en désire, si quelque défaut de nature ne l'empêche ; laquelle chose étant, ce n'est plus la faute du Chevalier. Si bien que V.M. peut juger par là, ce que je lui ai déjà dit  ci-devant, qu'il est impossible de pouvoir dire, ni écrire par le menu tout ce qui est besoin de faire pour réduire les chevaux à la perfection qu'on désire d'eux. La pratique seule de la main du Chevalier & de ses talons, jointe à un excellent jugement, & un long usage dans l'exercice, est ce qui peut exécuter à temps mille & mille choses qui ne se peuvent dire ni écrire que dans l'occasion, & à l'instant qu'il est besoin.
LE ROI.
Je connais ce que vous me racontez être vrais, & crois qu'il y a beaucoup de choses qui ne se peuvent dire qu'à l'instant de l'exécution. C'est pourquoi passez outre.
PLUVINEL.
Le cheval répondant aux aides, & faisant pour icelle trois ou quatre bons sauts, il  faut le long d'une carrière le promener de pas, & commencer à le lever, s'il ne se présente. Mais s'il se présente bien à propos, il ne faut perdre ce temps, ains le prendre, & lui faire faire trois ou quatre cabrioles, ou une ou deux selon la discrétion : & ainsi cheminant, & levant doucement, il se mettra sans beaucoup de difficulté, & en peu de jours par le droit, où on pourra lui gagner peu à peu son haleine sans le fâcher, & lui en faire faire tant qu'elle durera, de quoi pourtant il se faut garder. Car jamais on ne doit mettre un cheval au bout de sa force, ni de son haleine, si se n'est dans la nécessité, pour les raisons que ci-devant j'en ai dites à votre Majesté. Et s'il se trouvait quelque petite répugnance à l'obéissance de la main, des talons, ou des aides, le cheval étant en sa liberté & sur sa foi, il ne doit pas continuer long-temps que cette difficulté ne soit vaincue par les moyens susdits, de peur qu'il ne prit une mauvaise habitude, qui serait très-difficile, voire quelquefois impossible de lui ôter, étant soufferte, & n'y ayant pas remédié à l'origine. Le cheval étant au point de cette obéissance, pour passer outre il sera besoin de le mettre autour du pilier, puis ayant commencé sa leçon de pas, & s'il ne se présente de son air, continuer terre à terre auparavant que de le lever. Mais aussi s'il se présente, prendre ce temps & tirer de lui deux ou trois sauts, ou plus, selon le jugement du Chevalier. Et ainsi en levant & cheminant de pas par plusieurs reprises, pratiquant cette leçon avec prudence, il aura bien-tôt réduit son cheval à fournir une  volte entière, voire deux, & plus, si sa force & son haleine lui permettent, qu'il faudra gagner par discrétion. Car quelquefois les chevaux se défendent aussitôt par le manquement de leur force, & de leur haleine, que par l'ignorance & par la malice.
LE ROI.
Quand le cheval est assuré sur les voltes à l'entour du pilier, que désirez-vous de plus, & qu'est il besoin de faire pour le mettre au point que vous souhaitez ?
PLUVINEL.
SIRE, Le cheval étant avancé jusque là, je le fais attacher entre les deux piliers, & après que celui qui est dessus l'aura fait aller de pas, de côté, deçà & delà pour les deux talons, si le cheval sait manier à courbettes, je désire qu'il le lève de cet air là : & qu'il lui apprenne à aller de côtés à courbettes, suivant les leçons que j'ai dite ci-devant : excepté que le cheval de cabrioles qui manie à courbettes, lors qu'on lui demandera, il se faut bien garder de l'aider de la langue ; pource que c'est pour les cabrioles : mais seulement de la gaule sur le col ou sur l'épaule : & la raison pourquoi   je désire, s'il y a moyens, qu'on lui apprenne l'obéissance du talon à courbettes, ( s'il les sait faire ) est que sa leçon en peut durer plus long-temps sans l'ennuyer, & par conséquent aura plutôt retenu ce qu'on désire, tant de l'obéissance que de la cadence : étant très-certains que obéissant à la cadence des courbettes, il fera le semblable à cabrioles. Mais aussi si le cheval se présentait de son air, & qu'il y obéit comme à courbettes, tant mieux, étant ce qu'on désire. Il lui faut faire goûter le plaisir  de cette obéissance par les fréquentes caresses, en le renvoyant au logis à toutes les fois que le prudent Chevalier le jugera à propos. Si toutefois le cheval ne savait manier à courbettes, & qu'il ne se présentait de son air, lors que le Chevalier connaîtra qu'il   obéira de pas, de côté franchement avec le bon appui dans la main ; il doit le lever de son air, & en l'aidant d'un talon, lui faire faire deux sauts de côté, & achever le reste de pas sans l'arrêter : & ainsi continuant avec douceur, soit attaché entre les deux piliers, soit la tête à la muraille le long d'une carrière, ( si le cheval était trop ennemi des deux piliers ) il maniera de côté bien-tôt pour les deux talons. Et lors qu'il répondra franchement à la volonté de l'homme par le droit en une place, de ferme à ferme, & de côté, le tout sous le bouton, se laissant conduire de la main, & prenant les aides des talons selon la fantaisie du Chevalier : il sera capable de passer outre dans la conclusion de ce qu'on doit désirer de lui.

DE LA PERFECTION DU MANEIGE ROYAL

LE ROI.
Quelle est cette dernière conclusion ? Je suis en impatience de voir ce cheval de cabrioles au dernier point de sa perfection.
PLUVINEL.
SIRE, Tout de même que la conclusion & la perfection des manèges terre à terre & de courbettes sont les bonnes voltes ; ainsi en est-il des cabrioles : car les bonnes voltes sont la fin de tout ce qu'on en peut désirer de bon : pour à quoi parvenir, le cheval étant au point que je viens de dire, le Chevalier lui peut franchement donner leçon sur les voltes, en le promenant de pas assez larges, & sans le contraindre des hanches ; car à l'air des cabrioles elles ne doivent point être dedans ni trop sujettes, suffisant   seulement qu'il y en ait une ; & se doit servir le Chevalier de la main, le menant rondement des épaules, & des hanches : Puis l'ayant promené tant à une main qu'à l'autre, si le cheval se présente, il doit prendre ce temps, & en l'aidant, s'il le contente pour lui donner plus grand plaisir, le renvoyer au logis quand il n'aurait fait que   demie volte. Car votre Majesté remarquera ( s'il lui plaît ) que ce n'est pas la quantité qui doit contenter le prudent Chevalier, mais la franche obéissance du cheval ; la quantité  ne servant qu'à gagner l'haleine, de laquelle quantité il ne faut se servir sinon quand le cheval obéit franchement, & encore en faut il user peu à peu avec discrétion, afin de ne l'ennuyer : Tellement ( SIRE ) que le sage Chevalier continuant cette leçon dans peu de jours, le cheval le contentera sur les voltes ; laquelle chose étant, je lui conseille ne lui en demander pas davantage : car de vouloir faire manier en arrière, ce n'est pas le propre de l'air des cabrioles ; seulement il se doit entretenir en ce point, le pouvant assurer qu'il y a peu de chevaux qui y puissent arriver. C'est pourquoi lors qu'il s'en rencontre quelqu'un, on le doit bien chérir, d'autant que dans les triomphes, dans les magnificences, aux entrées, & en mille autres endroits, il n'y a rien qui donne tant de contentement, & d'admiration aux regardants, & qui fasse tant paraître un Chevalier bien droit, & bien adroit, qu'un cheval bien maniant à cabrioles, qui est le plus beau de tous les airs : en ce que s'élevant davantage en haut, il participe plus de la qualité de l'air, qu'aussi il est plus rare ; & que les choses les plus rares sont ordinairement les plus estimées : joint qu'outre tout cela, la perfection du bon Chevalier connaît à réduire les chevaux de cet air, bien plus qu'aux autres airs, pour les difficultés qui se trouvent à ceux qui sont capables d'y fournir, pour les raisons que j'ai fait voir à votre Majesté, en la pratique de ses leçons de cabrioles.
LE ROI.
Je suis bien aise d'avoir entendu la méthode entière, & la suite des leçons pour conduire le cheval de cabrioles à sa perfection. Il reste à cette heure à me dire ce que c'est de l'air d'un pas un saut, par le moyen que vous tenez pour y réduire les chevaux.

LE GALOP GAILLARD

PLUVINEL.
SIRE, L'air d'un pas un saut est tout différent des trois autres airs ci-dessus, & néanmoins composé de tous les trois, lesquels il faut que le cheval exécute en maniant, & que les aides du Chevalier tiennent aussi de tous les trois ; tellement que le cheval maniant à un pas un saut, on peut dire qu'il manie en même temps terre à terre, à courbettes, & à cabrioles. Et pour donner à connaître à votre Majesté, comme il faut  que le cheval fasse les mêmes mouvements, & le Chevalier les mêmes aides qu'il convient à tous les trois airs : Premièrement il est besoin que le Chevalier lâche la main, afin qu'il fasse le pas avec un peu de furie, comme s'il maniait terre à terre. Puis soudain il faut tirer la main comme quand il manie à courbettes, après la soutenir pour lui faire faire la cabriole fort haute : & où il serait paresseux, presser les deux talons au ventre pour le faire avancer, en lâchant un peu la main de la bride, puis les presser encore plus fort pour le faire sauter, en tirant & soutenant la main de la bride, jusques à ce qu'il  manie de sciences, & qu'il soit assuré de sa cadence : auquel cas le Chevalier diminuera toutes les aides, en sorte que les regardants puissent dire véritablement, que le cheval est si gentil & bien dressé, qu'il manie tout seul ; & que par ce moyen le Chevalier puisse demeurer juste dans la selle en sa bonne posture, d'autant que s'il fallait aider le cheval à tous les temps, le Chevalier & le cheval seraient tellement déconcertés, qu'ils ne feraient plus rien qui vaille, chose qui déplairait grandement aux spectateurs.
LE ROI.
Je crois que cet air est très-agréable à voir, & à sentir à celui qui est sur le cheval. C'est pourquoi je serais bien aise que vous me fassiez entendre la méthode que vous tenez, pour le rendre digne d'y bien manier.
PLUVINEL.
SIRE, Le cheval sachant manier terre à terre, à courbettes, & fournissant quelques cabrioles ; car le cheval peut fournir à l'air d'un pas un saut, qu'il ne le pourrait pas à cabrioles : en ce qu'il faut plus de force à fournir à cabrioles, pour ce que l'air d'un pas  un saut, le cheval faisant le pas, il reprend sa force, & sa commodité : & à l'air des cabrioles, les sauts sont continuels, sans qu'il y ait d'intervalle entre deux, qui puisse donner moyen au cheval de se remettre en vigueur. Voilà pourquoi sachant seulement répondre à quelques sauts, à toutes les fois qu'on les lui demandera ; il le faut mettre à l'entour du pilier, ou ayant cheminé de pas, on le lèvera à courbettes ; puis en cheminant de pas on lui demandera par intervalle un saut ; & ainsi cheminant, & levant, on l'accoutumera à se lever en cheminant, & répondre au saut quand on le désirera. Laquelle chose sachant le Chevalier se faisant suivre, & donnant un peu de fougue d'avantage après le saut du cheval, comme s'il le voulait faire repartir, se servant des aides que ci-dessus j'ai dites ; il en tirera deux ou trois temps : toutefois s'il ne   répondait franchement, & qu'il fit quelques refus de prendre cette cadence en se transportant par trop, il sera besoin de l'attacher entre les deux piliers, ou bien la tête contre la muraille, & là le lever à courbettes ; auxquelles obéissant comme il en aura fait une, il faut en lui montrant le bâton, & le soutenant de la main & des talons, lui faire faire un saut : car étant attaché, il ne se pourra transporter en avant, & continuant de la sorte avec douceur & jugement, sans ennuyer le cheval, il aura bien-tôt pris cette cadence ; de laquelle étant assuré, & y allant librement dans la main, & par l'aide des talons, il se laissera après facilement conduire par le droit & sur les voltes, étant déjà dressé à cabrioles, sinon que ce fut un cheval qu'on voulut commencer de cet air là sans le mettre à cabrioles ; il faut suivre toute la même méthode des cabrioles, n'y ayant  autre différence pour le faire venir à ce but là, sinon qu'il lui faut donner la cadence d'un pas un saut ; car pour l'obéissance & la justesse c'est la même chose

Les moyens d'obtenir les airs

LE ROI.
Est-ce tout ce que vous avez à dire de l'air d'un pas un saut, lequel je crois être aussi agréable à sentir, comme il est à voir ?
PLUVINEL.
SIRE, Je m'étendrais bien davantage à faire remarquer à V.M. quantité de diverses leçons sur ce sujet : mais lui ayant ci-devant discouru des moyens de réduire les chevaux à l'obéissance de l'homme, & lui ayant dit que j'estimais assurément le cheval obéissant en un point, capable d'obéir à tout, si le Chevalier travaillait avec patience, jugement & résolution : j'ai cru, pour ne l'ennuyer point de trop de langage, qu'il suffisait seulement de lui montrer quel était la cadence d'un pas un saut, & que je  finisse ce discours par ce qui est le plus nécessaire au Chevalier & au cheval, qui sont les aides ; sans lesquelles ni l'un ni l'autre ne peut rien faire qui vaille, ni de bonne grâce, si elles ne sont données par le Chevalier, & reçues par le cheval de la sorte que je désire : qui est ( SIRE ) que le bon & bel homme de cheval ne saurait faire trop peu d'action du corps, ni des jambes pour l'aider : & doit fuir tant qu'il pourra la mauvaise coutume de ceux qui à tous les temps branlent les jambes de telle sorte, qu'ils   ennuient les regardants par leur mauvaise grâce. Je souhaite donc qu'il soit placé en la bonne posture que j'ai montré à V.M. la cuisse & la jambe bien étendues, & près du cheval, à ce que les aides en soient plus proches. Et s'il trouve son cheval endormi, les prenant avec trop de patience ( comme souvent il arrive, principalement à ceux qui les souffrent trop par inclination, ou bien à ceux qu'il y a fallu endormir pour un long-temps, pour leur faire endurer, & même les pincer à tous les temps, pour les obliger à les prendre grossièrement ; ) il est besoin que le Chevalier, sentant son cheval en cette paresse, ou endormissement, lui donne de fois à autre un bon coup des deux éperons,  ou d'un, selon le besoin. Puis qu'il raffermisse ses jambes, & presse fort les cuisses toutes les deux ensembles, ou l'une plus que l'autre, selon ce qu'il jugera : & lors qu'il aura mis le cheval en cette appréhension, & qu'il sentira presser les deux cuisses, ou l'une plus que l'autre, il maniera pour la peur, & fera paraître l'homme avec peu  d'action, qui est comme je le désire : & portera cette leçon tel profit à celui qui la  voudra bien considérer, elle lui fera voir, & connaître véritablement par le vrai sens   de la raison, que les talons sont les dernières aides que nous ayons pour faire manier nos chevaux : tellement que si le Chevalier peut premièrement faire aller cheval de la  seule peur, puis comme il voudra s'alentir, trouver un aide dans la cuisse qui le relève, & encore après un autre plus ferme aux gras de la jambe, il sera plus à propos de suivre cette méthode, & garder les talons pour le dernier, puisque par cette voie le cheval ira plus long-temps, & le Chevalier paraîtra en meilleure posture, que s'il commençait par  un grand temps de jambes, & par l'aide des talons, qu'il doit conserver au besoin, & pour la fin de l'haleine de son cheval ; n'y ayant rien de plus certain qu'un homme expert en cet art, & qui entend bien les aides, peut mener plus long-temps un cheval de quelque sorte d'air que ce soit, qu'un autre qui aura moins de pratiques : & qui au lieu de le bien aider, l'incommodera par ses mauvaises aides. 

Voilà donc ( SIRE ) ce que j'ai à dire à V.M. pour ce qui touche le maniement des chevaux, & les moyens les plus brefs & moins périlleux, que j'ai mis peine de trouver par mon labeur, afin d'éviter mille &  mille hasards, qui se rencontrent en la suite de cet exercice. Que si je ne me suis expliqué si clairement que j'aurais désiré, votre Majesté remarquera, s'il lui plaît, ce   que ci-devant je lui ai dit, que je ne lui ai parlé si non des moyens ordinaires dont   j'use pour mettre les chevaux à la raison : d'autant que si j'avais voulu particulariser & exprimer par le menu toutes les leçons dont je me sers, il m'aurait été impossible,  pource que ma façon de travailler n'étant conduite que selon les occasions, il me serait bien mal-aisé de la mettre au net, en ce que toute action de l'entendement est très-mal aisé, voire impossible d'exprimer par écrit. 

Or est-il que ma méthode consiste au jugement, faire la guerre à l'œil, changer de moment en moment d'action, selon le besoin, & travailler plutôt la cervelle du cheval que les jambes. C'est pourquoi ( SIRE ) votre Majesté m'excusera, s'il lui plaît, si je ne m'exprime si bien par les discours, comme je pourrais en lui faisant voir l'effet que ces faibles paroles ne lui peuvent montrer. Mais je n'ai eu autre intention en parlant, que d'obéir au commandement  qu'elle m'a fait, de lui déclarer les principaux effets de ma méthode : & lui faire voir comme c'est le seul moyen de recueillir avec facilité, sans danger du Chevalier, sans grand travail du cheval, & avec brièveté de temps, la perfection de cet exercice que la plupart cherchent avec une si longue peine, au péril de leur vie, & à la ruine de leurs chevaux.

LE ROI.
Je suis bien aise d'avoir entendu tout le discours que vous m'avez fait de la méthode que vous tenez pour mettre les chevaux à la raison : car encore que je ne sois savant en l'exercice néanmoins tout ce que vous m'avez dit, tombe sous mon sens avec telle facilité, que je crois véritablement qu'il se peut exécuter sans difficultés par tout homme de bon jugement ; & crois que cet entretien m'apportera du profit, en ce que m'ayant donné à connaître les principales maximes de la Théorie, j'en trouverai la pratique beaucoup plus aisé, & y prendrai plus de plaisir, étant déjà instruit des raisons les  plus nécessaires. Mais pour ce que je veux savoir de suite tout ce qui est de l'exercice  de la Cavalerie, & qu'il reste encore une des plus gentilles actions qui se fasse à cheval, dont je n'ai pas l'intelligence, qui est la manière de faire les belles & bonnes courses de bague : continuez à m'entretenir sur ce sujet ; car je veux aussi bien me rendre beau & bon Gendarme, comme bel & bon homme de cheval, afin de pouvoir aussi parfaitement juger sur la carrière, dans les triomphes, & tournois, de la bonne grâce & de l'adresse des Chevaliers, comme je saurais faire dans les batailles, de la générosité de leur courage.
PLUVINEL.
SIRE, Je n'eusse pour cette heure osé importuner davantage votre Majesté, & eusse remis à l'entretenir des courses de bague à une autre fois : mais puis qu'elle a agréable que je continue, je le ferai, si mieux elle n'aime de commencer elle-même par l'action.
LE ROI.
Non, Monsieur de Pluvinel je veux auparavant entendre tout ce qui est nécessaires pour faire de belles & bonnes courses de bague, avant que d'en venir à l'exécution ; c'est pourquoi continuez à me le dire
MONSIEUR LE GRAND.
Le Roi a raison de désirer savoir de vous le moyen de bien courre la bague auparavant que d'y commencer. Pource que, comme vous avez vu ci-devant, il ne vous  a point été besoin de placer sa Majesté dans la selle, ni de la reprendre de sa posture ni  de son action, ayant si bien retenu ce que vous lui avez dit auparavant que monter à cheval, qu'elle n'a manqué en un seul point requis à la bonne grâce du Chevalier. C'est pourquoi elle désire d'entendre ce qu'elle vous dit, afin du premier coup de n'y faillir, & nous faire tous admirer son bon esprit, & sa bonne mémoire, aussi bien en cette dernière action qu'en la première
PLUVINEL.
SIRE, Monsieur le Grand a très-bien remarqué le louable dessein de votre Majesté, être de faire bien du premier coup, ce que beaucoup d'autre sont plusieurs mois à apprendre. C'est pourquoi en lui obéissant, je dirais qu'une des belles actions & des   plus agréables à voir & à pratiquer à cheval, est celle de bien courre la bague : Mais aussi je la tiens une des plus difficiles, pour ce que tous exercices de plaisir qui se font en public, les hommes qui ont du courage désirent y paraître avec de la bonne grâce, & chacun avec ambition de faire le mieux : laquelle extrême envie emporte quelquefois l'esprit, de sorte qu'il ne songe à maintenir toutes les parties du corps dans la juste & bonne posture requise, & particulièrement aux courses de bague. La raison principale est, que cet exercice se fait pour donner plaisir aux Dames, & est le seul de tous pour lequel elles donnent prix. Si bien que pour leur plaire, chacun tâche avec passion, à se rendre agréable à toutes en général, & à quelqu'une en particulier, & à gagner prix,   pour avoir la gloire de le demander, & le recevoir avec honneur comme le mieux faisant de la compagnie, peut-être de celle qu'il honore le plus, ou si ce n'est d'elle, à tout le moins en sa présence. Tellement que cette extrême envie portant tous les mouvements de son esprit à contribuer à ce dessein, est cause que le plus souvent la bonne posture se perd, cédant la place à quantité de mauvaises. Car même dans l'école où elle se doit apprendre, le désir de bien-tôt s'y rendre parfait, pour jouir du contentement que je   viens de dire, porte l'écolier dans l'oubli de ce que celui qui enseigne lui aura dit, exécutant tant de mauvaises actions pour le désir extrême qu'il a de s'ajuster à emporter la bague, que je conseille à toutes sortes de galants hommes, de ne pratiquer cet  exercice en public, qu'ils n'y soient très-assurés auparavant : afin que les Dames, & particulièrement les belles, ( qui, ce semble, ont plus de loi de se moquer que les autres, ) ne le fissent à son préjudice. La première chose qu'il faut donc que le Chevalier fasse, est de donner ordre d'avoir un bon cheval, qui ait toutes les qualités requises à l'exercice duquel je parle ; puis d'une lance proportionnée selon sa taille : pource que sans ces deux choses, il ne peut rien faire qui vaille, quelque expert qu'il puisse être

DES PROPORTIONS DU CHEVAL

et DU CHOIX LES LANCES

 
LE ROI.
Dites moi les qualités qu'il faut au bon cheval de bague, & la proportion que doit avoir la lance puis que sans ces deux choses on ne peut faire cet exercice de bonne grâce.

 
PLUVINEL.
SIRE, le cheval de bague ne doit être ni trop grand ni trop petit, mais de moyenne  & de légère taille : les Genets, & les Barbes semblent être les meilleurs, s'il est possible que le poil en soit beau & rare ; que les jambes, les pieds, & les reins en soient   bons ; qu'il ait bon appui & juste à la main ; qu'il soit patient au partir, qu'il court tride  & aise, qu'il arrête sans incommodité ; & sur tout qu'il court & arrête sûrement. Pour   ce que de toutes les chutes qui se font à cheval, celles qui arrivent en courant sont les plus dangereuses, & beaucoup davantage que quand il se renverse : d'autant qu'en se renversant il se tourne volontiers en l'air, & ne tombe pas droit sur le dos, si celui qui est dessus ne lui contraint absolument : Mais à la course, la chute est si précipitée, que le plus souvent le cheval fait un tour ou deux sur le Chevalier, comme miraculeusement cela m'est arrivé, du temps que le Parlement était à Tours, courant la bague ; au milieu de la course le cheval met le nez en terre, fait le tour entier sur moi, & se retrouve sur les pieds, la lance rompue dans ma main, contre mon côté, en trois pièces, dont je  reçus si peu de mal, que, comme j'ai dit à votre Majesté, c'est miraculeusement que  j'en réchappais, étant, comme je crois, impossible que pareille chute puisse arriver sans mort, si Dieu n'y opère. Quant à la lance, sa proportion doit être selon la taille du Chevalier : à un grand homme une petite lance, fort faible & courte, n'aurait pas bonne grâce ; comme à un petit une grosse lance, longue & grandes ailes, lui serait très-mal séante en la main. C'est pourquoi le Chevalier de bon jugement pourra s'approprier de cette arme à sa bien-séance, & à sa commodité, selon le modèle & la forme de la figure que j'en donne pour cela : ou plus longue, ou plus courte, ou plus grosse, ou plus menue, selon sa taille & sa force.
LE ROI.
Je connais que vous avez raison de dire, que sans un bon cheval & une bonne lance on ne peut faire de belle course : mais après qu'on en est muni, comme quoi faut-il   que le Chevalier les emploie ?
PLUVINEL.
SIRE, la première chose qu'il faut que le Chevalier fasse auparavant que de commencer à courre, est de prendre garde à sa bonne posture, de bien ajuster ses  étriers, & ses rênes dans la main, enfoncer son chapeau en sorte qu'il ne tombe dans la carrière, ( qui est un des accidents plus méséant qui lui puisse arriver. ) Puis étant bien ajusté dans sa selle, il prendra la lance de la main d'un Ecuyer ou d'un Page, & la   tenant la maniera & la fera tourner dans la main de bonne grâce & avec facilité, pour montrer aux regardants qu'il n'est point embarrasser de cette arme. Puis en cheminant la mettra sur le plat de sa cuisse droite, en prenant garde que le coude ne soit point trop proche du corps, ni celui de la bride non plus. En après il mettra la pointe de la lance   un peu penchée en avant vers l'oreille gauche du cheval, la tenant toujours en cette façon, soit arrêté, soit en marchant de pas, de trot & de galop, sans faire paraître   aucune contrainte : car en cette action il semble qu'on n'excuse pas si volontiers les mauvaises postures qu'aux autres qui s'exercent à cheval.
LE ROI.
Pourquoi est-ce qu'on ne les excuse pas si-tôt en courant la bague, qu'aux autres actions qui se font à cheval ?
PLUVINEL.
SIRE, La raison pourquoi on n'excuse guère la mauvaise grâce de ceux qui courent la bague, est que les Chevaliers qui paraissent sur la carrière le font tout exprès, & avec dessein de se rendre agréable aux Dames qui les regardent, se promettant qu'ils ne peuvent rien faire que de bons en leur présence ; & particulièrement en cet exercice où il y a fort peu de peine & d'incommodité, étant sur un bon cheval qui coure roidement, & qui est aisé au partir, & à l'arrêt : tellement que si par hasard il paraît quelque geste qui ne soit pas de bonne grâce, soit avant la course, durant icelle, ou après, la risée s'en fait générale parmi elles, qui présupposent avec raison, que personne ne se doit présenter sur la carrière, ni dans la lice pour leur donner du plaisir, qui n'exécute gentiment, avec hardiesse, & de bonne façon tout ce qu'il entreprendra sans demeurer court, étant  certain que les belles & gentilles prennent davantage de plaisir à voir un galant Chevalier commencer, continuer, & finir une belle course, sa lance ferme dans la main, par un beau dedans, que de considérer un mauvais Gendarmes, mal placé sur son cheval, mal partir, sa lance toujours branlante, & vacillante le long de la carrière, & au lieu d'un beau dedans, brider la potence. Car aux autres exercices de cheval soit terre   à terre, ou à cabrioles, ces manèges se faisant avec furie, & les chevaux en les exécutant plein de fougue, cela met en appréhension ces pauvrettes, de crainte que le Chevalier ne se fasse mal ; laquelle appréhension les empêche de rechercher quelque occasion qui les puisse faire rire, ne pouvant, étant en cette crainte, remarquer si exactement les mauvaises postures de l'homme : & si par hasard il y en avait aucune, la rudesse du maniement du cheval serait une excuse légitime en leur endroit ; ce qu'elles ne sont nullement en l'exercice de courre la bague : tellement qu'il faut être bien assuré de l'exécution de ce qu'on veut entreprendre, auparavant que de se présenter devant elles pour cet effet : car si par hasard quelqu'un manque au moindre point, & qu'il   commette une seule faute, jamais il ne l'a peut réparer, & demeure toujours en  mauvaise réputation en leur endroit.
LE ROI.
Dites-moi aussi raison pourquoi vous faites porter la lance vers l'oreille gauche du cheval ?
PLUVINEL.
SIRE, V.M. remarquera, s'il lui plaît, que les manèges relevés n'étaient pas anciennement en usage comme ils sont à présent, & que les exercices les plus fréquents à cheval des Rois & des grands Princes étaient de rompre des lances en lice les un contre les autres, pour s'accoutumer à faire la même chose, & s'y rendre plus adroits en la guerre & aux combats. 

Pour cet effet mêmes les Capitaines de gens-darmes & de chevaux légers s'y exercent dans leurs garnisons avec leurs compagnons, afin de rendre & eux & leurs chevaux experts en cet exercice pour s'en servir au besoin. Mais pource qu'il y a grande peine & quelque fois du péril de courre si souvent les uns contre les autres en lice, & encore davantage à camp ouvert, ils s'avisèrent, pour éviter cette peine & ce péril, de prendre un anneau de la hauteur d'un homme à cheval, & le mettre du côté que pouvait venir leur ennemi, qui est le gauche, puis armés de toutes pièces ils s'accoutumaient eux & leurs chevaux à courre juste & leur portait cela tel profit, qu'ils s'ajustaient tout aussi bien que s'ils eussent couru l'un contre l'autre ; n'y ayant rien qui ajuste tant le gendarme à bien manier sa lance, & en faire tout ce qu'il désire, que les fréquentes courses de bague ; ayant vu un exemple si signalé pour prouver cette vérité que les ignorants même le sachant, n'en sauraient après douter avec raison. 
 

Ce que je veux dire à votre Majesté, ( SIRE ) est le combat des Sieurs de Marolles & de Marivault, qui se fit durant le siège de Paris, au milieu de l'armée du feu Roi votre   Père, & de celle de la Ligue. La veille du combat le Sieur de Marolles ayant vu le Sieur de Marivault avec un habillement de tête à grille, dit à ceux qui étaient auprès de lui,  si demain il se présente devant moi la tête armée de la sorte, assurément il y perdra la vie ; se sentant tellement sûr de son dire par le long usage des courses de bagues armée, que le lendemain le Sieur de Marivault se trouvant avec le même habillement de tête, il ne manqua de lui donner justement au lieu où il avait dit, le portant par terre roide mort sur la place ; qui est ( SIRE ) pour faire connaître à votre Majesté, comme quoi l'exercice ordinaire de la bague, outre ce qu'il est agréable à voir, est nécessaire pour  ceux qui se veulent servir d'une lance : & que la raison, pour laquelle ele se doit porter penchée sur l'oreille gauche du cheval, est que l'ennemi vient toujours de ce côté là.

LE ROI.
Quand le gendarme est en bonne posture sur son cheval, sa lance bien placée sur la cuisse, qu'est il besoin qu'il fasse ?
PLUVINEL.
SIRE, Il faut cheminer de bonne grâce & en bonne posture vers le commencement de la carrière, où étant, il se faut arrêter le dos tourné vers la bague, jusques à ce qu'elle   soit ajustée au point qu'on désire : puis le Chevalier lèvera sa lance de dessus sa cuisse de deux doigts, sans que personne s'en aperçoive, & laissera à l'instant prendre une demie volte terre à terre à son cheval à main droite en entrant dans la carrière, puis fera quelqu'une des belles actions de la lance en partant, que je dirais ci-après, & continuera la course de bonne grâce jusques à l'arrêt, qu'il exécutera avec la même gaillardise, & gentillesse : remarquant votre Majesté, qu'il n'y a que trois principales choses pour acquérir la réputation d'être beau & bon gendarme, qui sont la grâce & l'air de la lance au partir, sa descente douce & ferme tout le long de la course, & la même bonne grâce, vigueur & gentillesse à l'arrêt.

DE LA CARRIERE

LE ROI.
Or donc, Monsieur de Pluvinel, parlons distinctement de toutes ces choses, & me les enseigner par ordre : Premièrement je ferais bien prendre à mon cheval la demie volte terre à terre, à main droite, en entrant dans la carrière : mais dites-moi de quelle longueur il faut qu'elle soit, & à quelle hauteur vous ajustez la bague ; puis nous parlons après du surplus.
PLUVINEL.
SIRE, La longueur de la carrière doit être mesurée selon la vitesse, & la force du cheval : si le cheval est fort vite, la carrière doit être plus longue ; si moins vite, plus courte. Mais pour les chevaux les plus vites, cent pas de course jusques à la bague suffisent, & trente pas d'arrêt : & pour les vrais chevaux de bague qui courent tride & n'avancent pas tant, quatre-vingts pas de courses suffisent & vingt pas d'arrêt. La hauteur de la bague doit être justement un peu au dessus du sourcil gauche, d'autant que les chevaux se baissent toujours en courant. C'est pourquoi il la faut laisser un peu plus basse : car qui la mettrait au dessus de la tête, elle se trouverait trop haute en courant, & ne se pourrait-on pas si facilement ajuster.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Il sera à propos que Monsieur de Pluvinel, avant que passer outre, vous donne la raison pourquoi il désire que le cheval en entrant dans la carrière, tourne plutôt à  main droite qu'à main gauche ; & pourquoi il veut que le gendarme commence sa  course en tournant plutôt qu'arrêter. Car j'ai vu plusieurs bons gendarmes autrefois disputer sur le premier point de tourner à droite, plutôt qu'à main gauche en entrant dans la carrière.
PLUVINEL.
SIRE, Monsieur le Grand a dit très-vrai à V.M. qu'il y a plusieurs gendarmes qui disputent à quelle main il faut faire tourner le cheval en entrant dans la carrière ; mais pour moi je ne trouve nulle raison à leur dispute, & conclus hardiment qu'il faut  toujours tourner à main droite : pour ce que la plupart des chevaux s'éloignent ordinairement de la muraille, & quasi tous partent avec impatience ; qui est cause que d'eux-mêmes tournants à main droite, ils se jettent en dedans vers la muraille : que si on tournait en partant à main gauche, l'impatience jetterait assurément le cheval trop en dehors, éloigné de la muraille & de la porte de la carrière, qui causerait la course fausse & de mauvaise grâce, étant trop éloignée de la bague. Les raisons, qui m'obligent à conseiller au gendarme de commencer sa course en tournant, sont deux : La première, qu'il se trouve fort peu de chevaux qui aient accoutumé de courre, qui puisse   demeurer en patience dans la carrière la tête vers la bague ; tant l'inquiétude d'achever leur course les presse de commencer, laquelle inquiétude il est très-mal aisé de vaincre, & de disputer avec son cheval au commencement de la carrière, la lance en la main, & prêts à partir ; outre qu'il aurait très-mauvaise grâce : cela ne se pourrait faire sans que l'homme sortit de sa bonne posture, qui rendrait son partir désagréable, & sa course mauvaise. L'autre est que partant en tournant, outre que ces accidents sont évités, cela témoigne plus de vigueur au partir, & donne plus d'air au Chevalier, que non pas de commencer de sang froid.
LE ROI.
Parlons à cette heure de l'action de la lance au partir, & de quelle sorte vous désirez que le gendarme commence sa course.
PLUVINEL.
SIRE, J'ai déjà dit à votre Majesté qu'il faut, auparavant que commencer sa  demie volte à main droite, lever la lance de dessus la cuisse de deux doigts, sans que personne s'aperçoive qu'elle soit hors de sa place. A présent je vous dirai que je  pratique quatre sortes d'actions de la lance au partir, desquelles chacun se peut servir selon sa fantaisie, & selon le besoin : Car encore qu'une action au partir peu suffire au gendarme, pour faire une belle & bonne course : néanmoins la diversité, qui n'est point fausse ni contre les règles des belles & bonnes courses, est toujours bien séante ; & fait estimer celui qui exécute choses différentes avec liberté, & sans contrainte, savant en l'exercice duquel il se mêle.
LE ROI.
Donnez-moi à entendre quelle sont les actions que vous faites de la lance au partir, afin qu'en les prenant, je me serve de toutes quatre, ou de celle que je trouverais le plus à ma fantaisie.
PLUVINEL.
SIRE, la première s'exécute en cette sorte ; c'est qu'en même temps que le cheval fait le premier élan dans la carrière pour commencer sa course, le gendarme doit lever sa lance du même endroit où elle est tout d'un coup avec vigueur, sans qu'il remue autre chose que le bras, & doit placer sa main vis à vis de son oreille droite, prenant garde de n'écarter pas tant le poing, que la lance fut trop éloignée du visage, ni aussi de le   serrer si près que la face fut ouverte ; suffisant seulement que le gendarme se voit, sans qu'il y ait d'intervalle entre sa lance & son visage : puis la lance étant placée en cet endroit, l'y laisser dix ou douze pas dans la carrière avant que commencer à baisser. Après laisser descendre tout doucement, en ramenant le poing en sa place proche de l'arrêt de la cuirasse, & en l'ajustant à la bague ; laquelle passée il faut lever la pointe droit en l'air, écartant un peu le bras en dehors en levant, mais si peu qu'il n'y paraisse, & du même air & vigueur que le partir. Puis arrêter le cheval de bonne grâce, juste & droit dans la carrière, & arrêté remettre la lance sur sa cuisse, ou la donner à un Ecuyer, ou Page, pour la rapporter proche du partir.
LE ROI.
Voilà la première action de la lance, venons aux autres.
PLUVINEL.
SIRE, la seconde est presque semblable à cette première ; la différence qu'il y a, est que quelques uns trouvant de la difficulté à ramener le poing en sa juste place, de l'arrêt de la cuirasse, en même temps que la pointe de la lance baisse ; j'ai trouvé ce moyen pour leur facilité la course en cette sorte : lors que la lance est au poing du partir que  j'ai dit ci-dessus, à l'instant même, & presque d'un temps, je fais remettre le poing en la place de l'arrêt de la cuirasse, sans toutefois laisser tomber la pointe de la lance, que le poing ne soit placé, puis on achève la course, & l'arrêt de la même sorte ci-dessus.
LE ROI.
Je crois que cette seconde est plus facile que la première, en ce qu'à la première il y a de la peine & du soin à bien ramener le poing, & laisser tomber la pointe de lance tout ensemble : mais à celle-ci le poing se ramenant au même instant qu'il se lève, le gendarme n'a plus à songer qu'à bien ajuster sa lance à la bague & bien faire son  arrêt : mais voyons qu'elle sera la troisième.
PLUVINEL.
SIRE, La troisième n'est pas si difficile que la première, & la fais pour s'en servir en deux occasions, savoir est quand on court par un grand vent, ou quand on rompt en lice, je l'exécute en cette façon : Entrant dans la carrière, au lieu de lever la lance, j'écarte un peu le tronçon sans guère bouger le poing de sa place, & le passe par dessus l'arrêt de la cuirasse, ( ou à l'endroit auquel il doit être si je cours désarmé ) sans faire plus grande action qu'un petit demi cercle, pour mettre seulement le tronçon de la lance sur l'arrêt sans qu'il y touche, faisant le même partir quand je cours par un grand vent ; pour ce qu'en pareils temps, il y aurait crainte que levant la pointe de la lance haut, le vent la prenant, la portât trop en dedans, trop en dehors, ou la fit renverser en arrière, toutes lesquelles choses seraient très-mal séantes. La lance étant donc sur l'arrêt, au lieu que   je me faisais commencer les courses ci-devant que dix pas avant dans la carrière, en tenant la pointe de la lance ferme, jusques à cette distance ; à celle-ci je commence à laisser tomber la pointe dès que la lance est en sa place, afin qu'en rompant en lice, je sois plutôt prêt & ajusté pour rompre, & courant la bague par le vent qu'il n'ôte la  lance de sa place, si elle demeurait tant soit peu en l'air sans baisser.
LE ROI.
Cette troisième est bien sûr ; mais aussi je crois quelle n'a pas si bonne grâce, pour  ce qu'elle n'a pas tant d'air au partir. Mais voyons qu'elle est la quatrième.
PLUVINEL.
SIRE, La quatrième est la plus difficile à bien exécuter, mais aussi étant bien faite elle a meilleure grâce qu'aucune des autres. Et afin que votre Majesté la puisse mieux comprendre, je la supplie de regarder comme quoi je ferais. Considérez en premier lieu la lance sur ma cuisse : puis quand le cheval est prêt de prendre sa demie volte à main droite, & ma lance levée de deux doigts, comme ci-devant j'ai dit ; voyez de quelle  sorte le cheval ayant pris un quart de volte, & montrant le côté droit dans la carrière, je laisse tomber le poing le long de ma cuisse, ma lance en son contrepoids dans ma main, la pointe toujours penchée sur l'oreille gauche de mon cheval. Puis dès qu'il met la tête dans la carrière, regardez, s'il vous plaît, comme au premier temps de la course,   j'élargis le poing de la lance, & en montant & élargissant d'un même temps à bras étendu, je fais un demi cercle, & passe justement ma main proche de mon oreille   droite, au même lieu que j'ai montré à votre Majesté au premier partir, sans que pour cela ma lance sorte de la juste ligne, qui tombe droitement à l'oreille gauche du cheval. Le reste de la course s'achève comme la première, & tous les arrêts semblables. Car je ne conseille point à l'arrêt de faire comme beaucoup, qui ayant passé la bague, au lieu de lever la lance en haut, au contraire ils baissent le poing, & font comme s'ils voulaient donner une estocade à la fesse de leur cheval. Laquelle chose outre qu'elle n'est nullement de bonne grâce elle est du tout fausse : parce qu'il en peut arriver accident qui obligerait à rire la compagnie, & qui déplairait à celui à qui il serait advenu, qui est qu'en retirant ainsi le bras en arrière avec force, si par hasard mettant un dedans, il n'était du tout franc, & qu'il n'y eut que le bout de la pointe de la lance dans la bague,  en la retirant avec force en arrière ; il n'y a nulle doute que la bague tomberait, & par conséquent perdue pour le gendarme ; ce qui ne serait advenu portant la lance à l'arrêt, comme je l'ai dit à votre Majesté.
LE ROI.
N'avez-vous plus rien à enseigner au gendarme, pour faire de belles & bonnes courses ?
PLUVINEL.
SIRE, J'ai encore à lui dire, que ce n'est pas tout au Chevalier d'être bien placé dans la selle, ni de bien porter sa lance au partir durant la course, & à l'arrêt : mais il faut  qu'il songe à faire en sorte que l'envie de gagner le prix ne lui fasse perdre sa bonne posture du corps & des jambes : du corps, en portant l'épaule droite trop en arrière, & le visage de travers, qu'on nomme faire l'Arbalétrier : au contraire faut les porter droit, & la face aussi, ne faire aucune grimace des yeux, ni de la bouche, ne branler & ne baisser la tête en passant sous la bague, ne battre son cheval pendant la course, mais tenir ses jambes fermes, & non trop éloignées ; bref, être justes, droit, & libre sans affectation.
LE ROI.
Monsieur le Grand, voyons si j'aurais bien retenu tout, ou partie de ce que Monsieur de Pluvinel m'a dit, pour faire de belles & bonnes courses de bague, & si je pourrais le mettre en pratique
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Je loue Dieu de quoi la générosité de votre courage vous porte à entreprendre ce que vous n'avez jamais pratiqué sans aucune crainte, & avec assurance de n'y manquer : qui doit faire juger à toute cette compagnie que votre Majesté étant en sa force, & en sa vigueur, entreprendra & exécutera aussi facilement les belles & grandes actions, comme elle fait à présent tout ce à quoi elle s'emploie : laquelle espérance & assurance tout ensemble, est si douce à toute votre Noblesse, qu'elle attend, je m'en assure, avec impatience cet agréable temps, auquel elle verra votre Majesté remplie   de tant gloire & de triomphes, par l'exécution de mille belles conquêtes, quelles n'éterniseront pas seulement le nom de votre Majesté, mais aussi la mémoire de ceux qui auront l'honneur de lui faire compagnie : ce qui doit véritablement obliger ceux qui sont nés sous un si heureux règne, de bénir le jour de leur naissance, puisque le premier âge de votre Majesté fait connaître avec certitude, qu'ils seront un jour commandés  par le plus vertueux & généreux Monarque qui jamais ai régné dans le monde.
LE ROI.
Monsieur le Grand, je mettrais peine de faire en sorte que vos attentes & vos espérances ne soient pas vaines ; c'est pourquoi Monsieur de Pluvinel, puisque je suis sur la carrière, faites-moi venir un cheval de bague, afin que j'éprouve, ayant encore la mémoire récente de ce que vous m'avez dit, si je pourrais faire quelque bonne course.
PLUVINEL.
SIRE, Voilà votre Majesté fort droite dans sa selle, mais je la supplie auparavant que de prendre la lance, qu'elle ait agréable de passer une carrière, afin de sentir distinctement le partir du cheval, la course, & l'arrêt, en gardant la bonne & juste posture en laquelle elle est à présent.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Si vous continuez de la sorte, vous serez en fort peu de temps parfait gendarme.
PLUVINEL.
SIRE, Il y a fort peu à dire : c'est pourquoi votre Majesté pourra prendre une lance quand il lui plaira. Car pourvu qu'elle songe à n'avancer pas tant le corps en avant, & y pousser l'épaule droite, tout le reste est fort bien : qu'elle se souvienne, s'il lui plaît, en prenant la lance, de la placer de bonne grâce sur la cuisse, & de choisir quel partir des quatre que je lui ai dit ci-dessus, elle aura agréable de faire.
LE ROI.
Je veux faire le premier partant ; donnez-moi cette lance, & prenez garde avant que je commence la course deux ou trois fois, si je la placerais bien sur la cuisse : Si je ferais la levée du partir de bonne grâce : Si en laissant tomber la pointe, je ramènerais bien le poing en sa place, & si en l'arrêt en le relevant, je donnerais l'air qu'il faut.
PLUVINEL.
SIRE, Si votre Majesté fait de même quand le cheval courra, comme elle vient de  me montrer, je n'aurai pas grande peine à l'enseigner, pource qu'elle a fort bien exécuté ce que je lui ai dit ; seulement elle prendra garde, en levant la lance, que ce soit le bras seul, & non pas le corps qui bouge de sa place.
LE ROI.
Or sus, Monsieur le Grand, prenez garde, je vais faire ma première course pour l'amour de vous.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, Que je baise la main de votre Majesté, pour la grande faveur qu'elle me fait, laquelle je n'oublierai jamais.
PLUVINEL.
SIRE, que votre Majesté prenne un peu soin de serrer les cuisses, principalement au partir, afin de bien entrer le corps & la lance juste dans la carrière : Car tout homme qui part bien, c'est grand hasard si la course n'est bonne : comme aussi le partir n'est bon, il est presque impossible que la course le puisse être.
MONSIEUR LE GRAND.
Puisque parmi l'honneur que V.M. m'a fait de courre cette course pour l'amour de moi, je suis encore si heureux qu'elle soit bonne : j'ose la supplier très-humblement dans trois ou quatre jours au plus, d'aller faire cet exercice dans la place Royale, à la vue de tout le monde : afin de faire connaître non seulement à votre Noblesse, mais à votre peuple, l'excellence miraculeuse de votre esprit.
PLUVINEL.
SIRE, je trouve fort peu à dire que cette course ne soit telle que je la désire, & puis assurer V.M. n'en avoir jamais vu qui en ait pu faire autant en deux mois, quelque   bon esprit qu'ils aient eu. Et tout ce que j'y remarque de défaut, est qu'au partir la   pointe de la lance a été en dehors & non sur l'oreille gauche ; dans la course en ramenant le poignet, le coude a été un peu trop serré, & approchant de la bague ; V.M.  à tiré l'épaule droite en arrière ; à toutes les quelles choses elle prendra ( s'il lui plaît ) garde à la course qu'elle va faire.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, votre Majesté va augmentant à vue d'œil, pource que le corps a été fort   droit.
PLUVINEL.
SIRE, je crois qu'à ce matin votre Majesté se fera bon gendarme, le corps a été bien droit, le coude n'a pas été serré, ni la pointe de la lance en dehors ; mais les jambes ont un peu branlé le long de la carrière, faute d'avoir serré les cuisses au partir. Pour l'arrêt, le bras n'a pas été assez étendu ni libre. Mais je m'assure que votre Majesté y prendra garde à cette fois.
LE ROI.
Monsieur le Grand, je vais faire la seconde levée de la lance que Monsieur de Pluvinel m'a ci-devant dit, qui est de ramener le poing en sa place en levant.
PLUVINEL.
SIRE, ayez donc mémoire, en entrant dans la carrière, de faire trois actions en un moment, serrer les cuisses, pousser l'épaule droite en avant, & le corps un peu en arrière. Et en levant la pointe de la lance, qu'elle soit toujours sur l'oreille gauche du cheval.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, voilà la meilleure course que votre Majesté ai faite, & m'assure qu'il y a plusieurs gendarmes sur cette carrière qui ne pourront pas faire mieux.
PLUVINEL.
SIRE, il est vrai qu'elle a été bonne, & trop pour le peu de temps : mais je supplie V.M. d'en courre encore une, qu'elle prenne garde que la lance ne touche au côté, ni au bras, ce qui n'arrivera en haussant un peu le coude : & pour ajuster la lance, il faut soutenir justement au-dessus de la bague, pource qu'ordinairement on ne manque qu'en donnant trop bas
LE ROI.
Monsieur le Grand, je vais courre cette dernière, & mettrais peine d'exécuter tout ce que Monsieur de Pluvinel m'a dit.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, puisque votre Majesté a résolu de faire une belle & bonne course, afin qu'elle soit meilleure & plus heureuse, je la supplie très-humblement, que ce soit pour l'amour de la Reine : & sans doute elle trouvera que cette pensée l'animera, de sorte que nous nous trouverons tous remplis d'admiration ; car votre Majesté remarquera, s'il lui plaît, que les faveurs des Dames ont de tout temps fait faire des merveilles aux Chevaliers.
LE ROI.
Monsieur le Grand, je veux bien que ce soit pour l'amour d'elle : mais puisque cela est, je veux emporter la bague de bonne grâce.
MONSIEUR LE GRAND.
Et bien ( SIRE ) la pensée que votre Majesté a eue pour la Reine, n'a elle pas réussi heureusement & selon votre désir, puisque vous avez emporté la bague, par la plus belle course qui se puisse faire, & m'assure que Monsieur de Pluvinel sera de mon avis.
PLUVINEL.
Il n'y a rien au monde qui anime tant les braves courages à bien exécuter tous les exercices de plaisir, que les belles & vertueuses Dames, pour ce que les Chevaliers ne les ont inventés que pour leur faire passer le temps. C'est pourquoi V.M. en pensant à la Reine, n'a manquer à aucun point de tout ce que je lui ai dit, & a si bien couru cette dernière, que si elle continue encore une autre matinée de même, je n'aurai plus que faire de lui parler.
LE ROI.
Je veux donc descendre & m'en aller sur cette bonne école, remettant à entretenir du surplus que vous avez à me dire à l'issue de mon dîner : car je ne veux rien omettre de tout ce qui concerne la science de la Cavalerie que je n'entende. Seulement dites-moi auparavant que je sorte, s'il y a encore beaucoup de chose à dire sur ce sujet.
PLUVINEL.
Non ( SIRE ) je n'ai plus à vous déclarer que la manière de rompre des lances en lice les uns contre les autres, armés de toutes pièces, & après comme il faut combattre à cheval l'épée à la main.
LE ROI.
Puis qu'il me reste si peu à entendre, continuez à me dire ce que c'est de rompre en lice, & comme quoi il le faut faire.
PLUVINEL.
SIRE, Anciennement les Chevaliers rompaient des lances dans la campagne à camp ouvert, sans lice : mais il en arrivait tant & de si grands accidents, soit par la perte de la vie des hommes & des chevaux, que pour éviter à ces maux, on a inventé premièrement une haute lice, qui couvre le cheval & l'homme jusques à l'arrêt de la cuirasse. Puis on trouva les basses lices de la hauteur du gras de la jambe du Chevalier, qui servent pour empêcher que les chevaux, sur lesquels on a souvent rompu des lances, & qui craignent le choc, ne s'écartent de la carrière : & pour autant que les hommes, nonobstant toutes ces choses, ne laissaient souvent de se faire mal par les grands coups qu'ils recevaient dans leur habillement de tête, qui mettait souvent leur vie au hasard, on trouva moyen de s'armer contre ces périls ; premièrement d'arrêter la salade, au devant & au derrière de la cuirasse avec deux bons avis : puis un plastron tout d'une pièce, qui couvre le devant de la cuirasse, savoir est tout le côté gauche, & l'épaule jusques au gantelet, le   côté droit jusques à l'arrêt, laissant le bras de la lance libre, & la salade jusqu'à   l'endroit de la vue. Tellement que l'homme armé en la sorte est hors de ces dangers. Mais aussi qu'il ne peut hausser, baisser, tourner la tête, ni remuer l'épaule   gauche ; seulement il lui reste le mouvement depuis le coude pour pouvoir arrêter son cheval : & sert cette sorte d'armes à ce que les coups de lances donnés à l'endroit de la gorge, & au-dessus, ne saurait renverser la tête arrêtée par les deux avis, & par ce plastron que les gendarmes nomment la haute pièce, laquelle garde aussi que les coups portés ne puissent nuire au Chevalier armé de la sorte.
LE ROI.
Je crois que l'homme ainsi armé à bien de la peine à monter sur son cheval, & étant dessus à s'en bien aider.
PLUVINEL.
SIRE, Il lui serait bien difficile, mais en l'armant de la sorte, on a pourvu à cela.  C'est qu'aux triomphes & aux tournois, où il est question de rompre des lances, il y doit avoir aux deux bouts de la lice un petit échafaud de la hauteur de l'étrier du cheval,   sur lequel deux ou trois personnes peuvent tenir, savoir est le gendarme, un armurier pour l'armer, & quelqu'autre pour lui aider : étant nécessaire en ces actions périlleuses que l'armurier soit toujours proche, & arme les combattants : afin que rien ne manque, & que tout soit juste. Puis l'homme étant armé, on lui amènera son cheval proche de cet échafaud, sur lequel il se peut facilement placer pour commencer sa course : car votre Majesté remarquera, s'il lui plaît, que pour rompre des lances en lice, il ne faut pas commencer sa carrière en tournant, pour deux raisons : La première, qu'étant pesamment & incommodément armé, le gendarme pourrait se désajuster de sa bonne posture, qui lui porterait grand préjudice au rencontre furieux de son ennemi. La seconde, qu'il faut partir tous deux ensembles, afin de se rencontrer au milieu de la lice, ou d'ordinaires se placent tout vis à vis, le Roi, la Reine, les Princes & Princesses, & les plus Grands : ce qui ne se ferait pas justement, si on commençait sa course par une demie volte. C'est pourquoi il faut que les chevaux, pour faire cet exercice, soient grandement patients au partir, & accoutumés à demeurer arrêter la tête dans la carrière & sans inquiétude, tant qu'il plaît au gendarme.
LE ROI.
Quels chevaux trouvez-vous les plus propres à cet exercice ?
PLUVINEL.
SIRE, Les plus vites sont les meilleurs, & ceux qui sont recevoir le plus grand choc, pourvu qu'ils soient assez forts de reins & de jambes pour les soutenir ; qui me fait estimer les forts Coursiers, ou les chevaux d'Allemagne, ou de taille pareille, les plus propres, ne se rebutant pas si tôt des rudes rencontres que les chevaux d'Espagne, & les Barbes, qui sont trop faibles, & qui ne pourraient porter le gendarme si pesamment  armé.
LE ROI.
Quand le Chevalier est bien armé sur son cheval, & lance en la main, prêt à commencer sa course, comme quoi désirez-vous qu'il l'exécute ?
PLUVINEL.
SIRE, J'ai déjà dit qu'il était besoin que les deux gendarmes partissent ensemble, pour se rencontrer au milieu de la carrière : en partant je veux qu'ils fassent la quatrième levée, que j'ai ci-devant déclarée à votre Majesté, & qu'en même instant ils posent  l'arrêt de la lance sur l'arrêt de la cuirasse, & au lieu de laisser tout doucement tomber   la pointe de la lance, j'entends qu'elle soit tout à fait en la place pour rompre, vingt pas avant de rencontrer son ennemi, afin d'avoir plus de loisirs de s'ajuster, & donner au lieu qu'on désire, pour rompre de bonne grâce, & prendre garde de ne serrer pas la lance dans la main en choquant, de crainte que se rompant dans la poignée, elle ne se blesse la main qui se trouverait serrée. Ce qui arrivent assez souvent à ceux qui ne savent pas ce secret. Il suffit seulement que la main serve pour soutenir la lance sur l'arrêt de la cuirasse, & pour ajuster le coup où on désire. Puis la lance rompue, si elle se brise dans la poignée, il faut faire son arrêt de bonne grâce, en levant le reste du tronçon qui demeure dans la main : & l'arrêt fait, la jetée hors la lice dans le champ. Mais si la   lance se rompait dans la poignée, il faut en faisant son arrêt de bonne grâce, hausser la main & secouer le gantelet, pour montrer aux regardants qu'on n'est pas étonné du   choc.
LE ROI.
En quel endroit désirez-vous que le gendarme rompt son bois ?
PLUVINEL.
SIRE, Le vrai endroit pour rompre de bonne grâce, est de rompre depuis la vue jusques à l'épaule du côté gauche ; mais les meilleurs coups sont dans la tête.
LE ROI.
Dites moi ce que c'est les deux arrêts, celui de la lance & celui de la cuirasse.
PLUVINEL.
SIRE, L'arrêt de la cuirasse est une petite pièce de fer, longue de demi pied, & large de deux doigts, attachée à de bon avis au côté droit de la cuirasse, quatre doigts au dessus de la ceinture, qui avec une charnière se plie, pour n'incommoder le bras du Chevalier hors de la carrière, lequel arrêt le gendarme abaisse quand il veut   courre : celui de la lance est une forte courroie de cuir, large d'un bon doigt, qui fait deux tours à l'entour du tronçon de la lance, proche du derrière de la main : auquel lieu elle est clouée de bons clous tout autour, & sert cet arrêt pour poser au dessus de celui de la cuirasse ; d'autant que sans cela la main ne serait assez forte pour rompre de grosses lances de guerre. Et si par hasard quelque mauvais gendarme manquait de faire tenir l'arrêt de la lance sur celui de la cuirasse lors du rencontre, il n'y pas doute qu'il se romprait le poignet de la main.

DE LA QUINTAINE

LE ROI.
Parlons à cette heure de la Quintaine, & me dites ce que c'est, & comme quoi vous voulez que l'on s'en serve.
PLUVINEL.
SIRE, Quelquefois les Chevaliers se lassent de faire une même chose, de rompre en lice les uns contre les autres, ils y trouvent trop de peine, & quelquesfois du mal pour le continuer si souvent ; de courre la bague, ils y prennent bien plaisir, & peu souvent s'en lassent : mais ils n'estiment pas cet exercice assez Martial ; c'est pourquoi les plus inventifs ont trouvé un Milieu, qui est une figure d'homme, qu'ils placent au même endroit que celui qui courait en lice contre eux, & de la même hauteur. Et là armés ils rompaient leurs lances, s'ajustant contre cette figure homme qu'ils nomment Quintan, tout aussi bien que contre un gendarme naturel : & en cette sorte ils rencontrent un Milieu, outre la furie de rompre en lice les uns contre les autres, & la gentillesse de la course de bague : l'endroit pour rompre est dans la tête, les meilleurs coups sont au dessus des yeux dans le front, les moindres au dessous. Et si quelque mauvais gendarme donnait dans un écu que le Quintan porte au bras gauche, il tourne sur un pivot, &   tâche de frapper celui qui s'est si mal servi de sa lance, lequel courant en partie, est dehors & perd ses courses pour punition de sa mauvaise grâce. On peut à cet exercice faire celle qui plaît le plus de quatre levées, que j'ai dites à votre Majesté, pource que  les lances, desquelles on court contre le Quintan, sont faibles, & se peuvent rompre  sans arrêts, même le plus souvent on s'y exerce en pourpoint.
LE ROI.
Il ne reste donc plus à cette heure à me dire sinon la manière de combattre à cheval, à l'épée.
PLUVINEL.
SIRE, pour faire cet exercice comme il est requis, il est besoin que le cheval l'entende, & que le Chevalier le sache mener de bonne grâce. Car plusieurs se trouvent lesquels font plutôt rire la compagnie par leurs mauvaises postures, & par leurs gestes ridicules, qu'il vaudrait mieux à telles gens demeurer dans leurs logis, que  d'entreprendre ce qu'ils n'entendent pas ; acquérant par ce moyen réputation d'ignorants, & d'imprudents tout ensemble.
LE ROI.
Que désirez-vous donc de l'homme & du cheval, pour être digne de paraître en  bonne compagnie avec honneur en l'action dont nous parlons.
PLUVINEL.
SIRE, Je dirais premièrement, que sans un bon cheval qui ait toutes les parties requises en cette action, le meilleur Chevalier du monde & le plus adroit n'y saurait acquérir que de la honte. Il faut donc qu'il soit de taille assez forte & non trop faible, proportionnée à celle du Chevalier, & qui le puisse franchement porter armé : qu'il soit patient & vigoureux, se laissant conduire de la main, & des talons, au galop, à toute bride, arrêtant juste & ferme, maniant terre à terre vigoureusement sur les passades furieuses : sur les demies voltes, & sur les voltes, faisant toutes ces actions à toutes les fois qu'il plaît au Chevalier, soit large ou étroit, long ou court, sans se mettre en colère pour la bride, pour les talons, ni pourquoi que ce soit, & sans avoir peur des trompettes, tambours, des armes, ni d'aucuns instruments de guerre. Quant à l'homme, il faut qu'il soit toujours droit & bien placé dans la selle, suivant la posture que j'ai ci-devant fait voir à votre Majesté, sur la personne de Monsieur de Termes, avec une liberté, & sans aucune affectation, soit en faisant partir son cheval de la main, en le faisant manier, ou en l'arrêtant. Bref, je veux qu'il paraisse aussi libre dans ses armes, comme s'il était en pourpoint, & qu'il fasse toutes les actions du combat avec la même liberté : n'imitant pas quantité de personne qui marquent de la tête, du corps, des bras, & des jambes, tous les temps que fait leur cheval, soit au galop, soit terre à terre, haussant le bras de l'épée à contre-temps, ou le laissant immobile, criant perpétuellement, ou parlant à leurs  chevaux. En pourpoint il est quelquefois permis d'animer le cheval de la voix : aux combats de la guerre le Capitaine peut faire le semblable à ces compagnons : mais à ceux qui se font sur la carrière pour le plaisir, le Chevalier ne doit parler ni à son cheval, ni à son ennemi : ains doit songer seulement à commencer, continuer & finir de bonne grâce, ce qu'il a entrepris : afin de remporter avec applaudissement des regardants, l'honneur & la gloire que mérite celui qui s'en acquitte dignement.
LE ROI.
Quand l'homme & le cheval ont les qualités que vous venez de me dire, ou quelques unes des plus nécessaires, ( étant bien difficile de les rencontrer toutes ensemble ) que désirez-vous qu'ils fassent.
PLUVINEL.
SIRE, Il faut qu'ils se placent au lieu marqué pour le combat qui doit être entre la  lice & l'échafaud, où votre Majesté doit être, si elle ne combat elle-même : qu'ils se mettent à quarante pas de distance l'un devant l'autre, l'épée en la main, en même posture que ci-devant j'ai fait voir à votre Majesté, qu'il faut tenir la houssine étant arrêté : & demeurant ferme, attendant le son des trompettes pour partir, lequel ne doit plutôt commencer que chacun, serrant les deux talons à son cheval, baissant la main de la bride de trois doigts, & haussant le bras de l'épée, doit échapper furieusement, passer le plus près de son ennemi que faire se pourra, & en passant donner un coup d'épée non sur la tête à plein, de crainte que ne rencontrant l'homme, on blessât le cheval ; mais   sur le devant de la face, tirant un peu vers le côté gauche ; puis au même endroit d'où son ennemi est parti, prendre une demie volte à courbettes : car c'est là, comme  ci-devant j'ai dit, où les belles passades relevées sont nécessaires, afin que si quelqu'un des deux achève de tourner le premier, qu'il attende que son ennemi ait fait le semblable, son cheval demeurant en une place en la belle action des courbettes : &  étant tous deux tournés, repartir en même temps, le rencontrer, se donner encore   chacun un coup d'épée, & continuer de la sorte jusques au troisième rencontre.
LE ROI.
Et à ce troisième rencontre, que désirez-vous qu'ils fassent ?
 
PLUVINEL.
SIRE, Il faut que les deux combattants soit d'accord au troisième rencontre, qu'au lieu de passer outre pour aller prendre la demie volte, de demeurer & tourner tous deux sur les voltes, vis à vis l'un de l'autre, se donnant continuellement ( en s'attendant, afin de ne se brouiller ) des coups d'épée, avec une action furieuse, & continuer jusques à  la troisième volte. Puis ayant justement la tête du côté qu'ils sont entrés, chacun s'en  doit retourner furieusement d'où il est parti, faisant mine d'aller reprendre une demie volte ; au lieu de quoi deux autres au même instant rempliront la place, & feront  le semblable. Voilà ( SIRE ) comme quoi les Chevaliers doivent combattre aux grands tournois & triomphes, pour se faire estimer ; car en ces rencontres il se peut donner de si grands coups d'épée, que celui qui n'est bien adroit à les recevoir, court bien souvent fortune d'acquérir de la honte au lieu d'honneur : & pour prouver mon dire par un exemple, votre Majesté saura que feu Monsieur le Connétable de Montmorency,   n'étant encore que Maréchal de France, nommé le Maréchal Damville, a donné deux coups d'épée en pareilles occasions de tournois & de triomphes si rudes, que du premier il renversa un Prince sur la croupe de son cheval, & de l'autre il porta par terre hors de la selle, un Seigneur de qualité, qui avait réputation d'être des meilleurs hommes de  cheval de son temps. Le premier coup fut donné à Bayonne, quand la Reine d'Espagne y   fut trouver le feu Roi Charles son frère ; & l'autre en cette ville de Paris, au petit jardin  qui est derrière le Louvre, aux combats qui furent faits au temps des noces de feu Monsieur le Prince de Portian, & tous deux en présence du Roi, de la Reine sa Mère, & de tous les Princes & Princesse, Seigneurs & Dames de la Cour. Aussi devons nous cette louange à sa mémoire, en disant de lui que ç'a été le plus adroit à cheval, & à tous les exercices d'honneur & de vertu de tous ceux qui se sont rencontrés de son temps. Il ne me reste donc plus rien à dire à votre Majesté, pource qui concerne l'exercice de la Cavalerie, si non en ce qui touche les embouchures des chevaux. Mais pour autant que c'est une chose qui lui apporterait plus d'importunité que d'utilité, il sera plus à propos que je m'en taise, que d'en parler, d'autant que votre Majesté n'aura jamais faute d'Ecuyer très-capable, qui prendront garde à ne l'a laisser monter sur aucun cheval auquel il manque, quoi que ce soit, au harnais ni à l'embouchure.

DES EMBOUCHURES

LE ROI.
Néanmoins je ne laisse pas de vouloir savoir tout ce qui est de cet exercice, & particulièrement de ce qui dépend de votre méthode. C'est pourquoi ne laisser rien à   me déclarer, & achevez de me faire entendre comme quoi vous embouchez toutes sortes de chevaux.
 
PLUVINEL.
SIRE, Tant d'excellents Chevaliers ont parlé de la sorte qu'il fallait emboucher les chevaux, & particulièrement le seigneur Pietro Antonio Ferrara,  Gentilhomme Napolitain, en a écrit si dignement, & avec tant de soin, & de jugement, qu'il est impossible de faire mieux. C'est pourquoi ceux qui seront curieux de voir grand nombre d'embouchures de diverses façons, pourront jeter l'œil ( si bon leur semble ) sur ce qu'il en a mis en lumière. 

arnachement, bridon, mors, etcPour moi ( SIRE ) je me contenterai d'obéir au commandement qu'elle m'a fait, de lui dire de quelle sorte je ne sers des embouchures, & comme j'en use. La meilleure qui se puisse rencontrer, est celle qui ne fait point de mal dans la bouche du cheval, conduite par la bonne main du Chevalier, & par la bonne école qu'il lui donnera : car de croire ( comme il y en a plusieurs ) que la bride seule soit celle qui assure la tête du cheval, & qui le fasse reculer & tourner au gré du Chevalier, ce sont des comptes trop absurdes, desquels je ne désire pas entretenir votre Majesté. Car tout ainsi que la diversité des éperons, soit piquant ou mornés, ne font pas manier les chevaux, s'ils ne sont placés aux talons de quelqu'un qui s'en puisse bien servir ; tout de même la diversité des bribes n'accommode pas la tête, ni la bouche des chevaux, si la main de celui qui s'en sert, n'est expérimenté en l'exercice. Néanmoins il est nécessaire de donner de la commodité, & du plaisir au cheval, le plus que faire se pourra ; étant certain qu'il y a des embouchures qui peuvent servir aux uns, qui ne seraient pas  propre aux autres : & qui au lieu de leur être agréable dans la bouche, leur   apporteraient de l'ennui. Pour cette cause je dis, que le principal effet du mors consiste en la branche longue, ou courte, flacque ou hardi ; l'œil haut ou bas, droit ou renversé.

Comme pour exemple, si le cheval porte le nez trop haut, faut que l'œil de la branche soit un peu haut, le bas de la branche jeté en avant, qui s'appelle hardie, qui est propre pour ramener la tête du cheval. Si au contraire le cheval porte la tête trop bas, il faut  que la branche soit flacque jetée en arrière, & l'œil bas. Mais si naturellement il porte bien sa tête, il sera besoin que les branches soient justes, par ligne droite depuis le banquet jusques au touret de l'anneau de la rêne. 

figure 17 redessinéeQuant à l'embouchure, la pratique  m'a appris qu'une douzaine ou plus suffisent pour toutes sortes de chevaux : à savoir un canon simple, montant peu ou beaucoup, ou avec une pignatelle, c'est-à-dire, que les pas d'âne trébuche en arrière, qui ne peut offenser le palais de la bouche du cheval. 
 

La seconde, une escache à pas d'âne trébuchant de même. 

La troisième, une escache à  deux petits melons à couplet montant garni d'annelets rayés : étant à noter que tous les pas d'âne en doivent être garnis pour donner plaisir à la langue du cheval : 

la  quatrième tout de mêmes, excepté que l'escache doit être de la forme d'un petit  bâtonnet, & les melons un peu plus hauts, comme ballotes. 

La cinquième, deux   melons avec deux petits anneaux derrière, à pas d'âne tout d'une pièce. 

La sixième,  deux poires fort étroites, avec deux petites balottes près du pas d'âne, qui trébuche de deux côtés. 

La septième, des poires coupées à pas d'âne. 

La huitième, deux poires renversées à la Pietro Antonio, le pas d'âne prenant entre la branche & la poire. 

pluvienelle redessinéeLa neuvième, une Pluvinelle, qui est l'embouchure toute d'une pièce, à peu près comme  une simple genette. 

La dixième, toute semblable, sinon deux petites ballotes fort  étroites enchâssées dans l'embouchure. 

L'onzième, une bâtarde, qui tient de la  genette & de la Française, qui a de l'ouverture, & non point de pas d'âne : la gourmette étant tout d'une pièce, de façon qu'elle soutient juste le mors. 

La douzième, une   genette, de quoi je me sers pour les haquenées, chevaux de pas, ou de chasse, pource que je les trouve plus légers à la main. 

Mais pour bien ordonner un mors au cheval qu'on veut emboucher, il faut savoir connaître ce qu'il a besoin pour sa commodité, & de   celle du Chevalier : 

Premièrement que le cheval ait la commodité de la langue, qui lui est nécessaire. 
Que l'embouchure porte sur le coin des gencives, puis si la lèvre est trop grosse, la séparer d'avec la gencive avec les annelets ; y ayant quantité de chevaux qui mettent la lèvre sous l'embouchure, & par ce moyen en ôte l'effet. 

En après il faut   bien approprier les branches & l'embouchure, courtes, longues, flacques ou   hardies : l'œil haut, ou bas, selon que le requiert la forme de l'encolure, & la posture de la tête du cheval. 

Prendre garde aussi sur toutes choses que la gourmette porte & repose à sa place, qui est le petit pli sous la barbe du cheval. 

Et si par hasard le crochet de la gourmette pinçait la lèvre, il le faudra fort courber en haut vers la branche du mors, ce qui arrivent fort souvent, principalement quand l'embouchure est un canon, à cause de sa rondeur, qui enfle & relève la lèvre par trop. 

Considérer en outre, si la bouche est beaucoup fendue, & en ce cas lui mettre du fer davantage dedans. 

Ou bien mettre la tranche-fille plus haut près de l'œil de la branche, voire dans l'œil même, s'il est besoin.  Si aussi la bouche est peu fendue, lui faudra mettre peu de fer dedans, & s'il est besoin ôter la tranche-fille du tout. Si le cheval ouvre la bouche par trop, le pas d'âne à la Pignatelle lui sera plus propre, pource qu'il trébuche en arrière sur la langue ; ayant été inventé tout exprès pour cet effet, & pour n'offenser le palais de la bouche du cheval. 

S'il tourne la bouche en façon de ciseaux deçà & delà ; les embouchures d'une pièce sont les meilleures, & nécessaires pour empêcher cette action mal séante, & à tels chevaux serrés fort la muserolle. Toutes lesquelles choses sont si nécessaires d'observer soigneusement, que qui y manque en la moindre partie, la bouche du cheval, & la main du Chevalier ne peuvent avoir leur commodité parfaite. V

oilà donc en termes   généraux, ce que je juge propre pour emboucher toutes sortes de chevaux, tant pour la proportion des branches, que du dedans de la bouche du cheval, en y ajoutant ou diminuant, avançant, reculant, ou changeant quelque pièce de l'embouchure : car pour  la gourmette, encore qu'il s'en fasse de plusieurs façons, je ne me sers que de l'ordinaire bien proportionnée, excepté quand le cheval a la barbe déliée, tendre & fort sensible, je lui en mets une de cuir jusques à ce qu'il soit du tout ferme de tête, étant  très-nécessaire de bien ajuster cette pièce, principalement à ceux qui n'ont que la peau sur les os de la barbe, & point de petit pli pour tenir, & empêcher qu'elle ne monte par trop : ce qui se rencontrent en beaucoup de beaux & bons chevaux : mais pour y remédier, il faut tenir les crochets de la gourmette un peu longs & courbes ; & par conséquent les mailles ou anneaux plus courts : & s'il est besoin, mettre un petit annelet au-dessus de chacun des deux crochets dans l'œil de la branche du mors, qui empêchera le crochet de se soulever, & le contraindra de demeurer toujours bas en sa place ; que   je trouve être le plus grand secret pour ajuster la gourmette. 

Quant à la mesure & proportion des mors, tant des branches que des embouchures, il ne s'en peut parler  qu'en général, pource que chaque cheval portant la juste mesure de sa tête, de sa  bouche, de sa bonne ou mauvaise posture, & de son encolure droite, renversée, bien ou mal tournée, courte ou longue : 

C'est au prudent & judicieux Chevalier d'approprier l'embouchure & la branche, selon ce qu'il connaîtra être expédiant pour la commodité  de lui, & de son cheval. Voilà ( SIRE ) ce que j'ai pratiqué, & rencontré être le  meilleure pour emboucher les chevaux, ce qui empêchera que je ne m'étende d'avantage en cette recherche : joint qu'ayant éprouvé le peu de profit que la quantité d'embouchures apporte, cela m'a obligé de m'arrêter à ce que j'ai trouvé être le plus utile : pouvant dire avec vérité, n'avoir jamais vu de chevaux qui avec la bonne école   ne se soient accommodés, & demeurés en bonne action, avec l'une des embouchures   ci-dessus nommées. Partant ( SIRE ) votre Majesté aura agréable, s'il lui plaît, que   j'en demeure à ce terme, & que je finisse ce discours par un très-humble remerciement, de l'honneur qu'elle m'a fait de s'être donné la patience de l'entendre : priant Dieu de tout mon cœur, que le plaisir qu'elle m'a témoigné prendre en m'écoutant, puisse tellement agir dans sa mémoire qu'en ayant retenu la plus grande partie, elle le puisse mettre en pratique aux occasions nécessaires, au contentement général de tous ses sujets, & du mien en particulier, qui n'aurait point de regret de quitter le monde, après un tel ressentiment de plaisir.

LE ROI.
Monsieur de Pluvinel, j'ai reçu un tel contentement à vous entendre, que j'espère mettre bien-tôt en pratique, avec peu de difficulté, tout ce qui est nécessaire pour me  bien servir d'un cheval ; & afin que je vous en rende quelque témoignage, faites-moi amener le Bonite, afin que je le fasse manier sans perdre un temps en avant, en arrière, de côtés, & en une place, pour vous montrer comme quoi j'ai bien écouté & retenu ce que vous m'avez dit.
MONSIEUR LE GRAND.
SIRE, il faut confesser que c'est un miracle de voir votre Majesté, faire ce qu'un écolier d'un an, voire plus, n'oserait entreprendre avec une telle assurance : ne se pouvant faire manier ce cheval sensible comme il est, avec plus de justesses, & de résolution ; & telle que Monsieur de Pluvinel en est ravi d'étonnement, qu'il en est demeuré en extase, & sans parole.
PLUVINEL.
SIRE, il est vrai que je n'ai jamais été plus étonné, & plus content tout ensemble,   que d'avoir vu ce que je viens de voir, osant assuré avec vérité, que si V.M. a agréable de prendre plaisir encore trois mois dans cet exercice, qu'elle en aura atteint la perfection.
LE ROI.
J'y prends trop de plaisir pour le discontinuer : mais afin que le public profite de la facilité de votre méthode, je veux que vous mettiez par écrit tous les discours que vous m'avez faits ; & que pour les expliquer davantage, vous fassiez graver en belle taille douce les figures des Chevaliers, & des chevaux, selon l'ordre de vos meilleures leçons, pour faire remarquer la bonne posture du Chevalier & du cheval, à toutes sortes d'airs, aux courses de bague, rompre en lices, à la Quintaine, & combattre à cheval : ensemble les embouchures & les mors, de quoi vous vous servez ordinairement pour bien & justement emboucher toutes sortes de chevaux, vous assurant que cet ouvrage me sera très-agréable.
PLUVINEL.
SIRE, Dieu veuille que tout ainsi que j'ai obéis à deux grands Rois vos Prédécesseurs, qui m'ont toujours fait l'honneur de me témoigner avoir mon  très-humble service agréable, je puisse avec pareil bonheur faire chose, en obéissant à votre Majesté, qui la convie me départir de pareilles faveurs. Mais ( SIRE ) me connaissant à présent approcher le dernier période de ma vie, c'est avec un regret extrême, de voir que la plus grande part de votre Noblesse se plonge tellement dans l'oisiveté, que le vice prenne la place de la vertu, qui fait que votre Majesté l'ayant agréable, je lui rafraîchirais la mémoire des remèdes que je lui ai autrefois représentés, pour étouffer dès leurs naissances les mauvaises habitudes, qui causent la perte de si grand nombre de jeunesse.

DES VICES ET DES DESORDRES

LE ROI.
Vous me ferez plaisir de me dire votre avis là dessus, les moyens que vous jugeriez les plus propres, pour éviter ces désordres, & faire que le vice cédât à la vertu.
PLUVINEL.
SIRE, puis qu'il vous plaît me le commander, & vous donner la patience de m'entendre, je vous dirai comme j'ai toujours remarqué soit en lisant, soit en   pratiquant, que la plus grande force de la Monarchie Française consiste en la Noblesse, laquelle de tout temps à pris tel plaisir à la générosité, & à la recherche de la vertu, que cette humeur leur ayant continué jusques à cette heure, vous voyez que la plus grande part se contente encore d'avantage des caresses, des courtoisies & des paroles de leur Roi & des Princes, que des bien-faits qu'ils reçoivent d'eux par la faveur d'autrui : &   que les mépris leur sont tellement à contrecœur, & leur ont été de tout temps, qu'il s'en est vu grande quantité par le passé, qui déplaisant du peu d'estime que faisaient leurs Souverains d'eux, les ont abandonnés pour suivre de moindres, qui seulement les obligeaient par quelque courtoisie. M'étant aperçu que ceux qui ont voulu  entreprendre de grandes choses, soit pour le bien de l'Etat, soit pour le leur particulier,  se sont toujours fortifiés de la Noblesse, n'ayant apporté autre artifice, pour gagner tous ces braves courages, que le seul bon visage. Qui me fait entrer en considération, que si avec les paroles courtoises on y joignait quelques effets, que ce serait un aimant si fort pour les retenir obligés à celui qui agirait en cette action, que difficilement pourrait-on séparer ces personnes-là d'avec leur bienfaiteur.
LE ROI.
Quels effets voudriez-vous que je joignisse aux paroles pour faire ce que vous désirez ?
PLUVINEL.
SIRE, Il faudrait que V.M. fit comme le bon Médecin lequel encore qu'il ait connaissance de grande quantité de remèdes, il choisit, pour guérir un malade, celui  qu'il juge le plus propre pour le soulager, après avoir exactement considéré & véritablement reconnu la complexion de son patient. De mêmes y ayant plusieurs sortes de voies pour faire du bien aux hommes, il faut considérer de près l'humeur de ceux auxquels on désire faire bien, & leur offrir les choses les plus agréables pour leurs contentements : & en usant de la sorte, il sera mal-aisé que celui qui se servira de cette méthode, ne gagne l'affection non seulement de ce qui l'aborderont, mais encore de beaucoup qui n'auront connaissance de lui que par réputation : & pour m'expliquer davantage à votre Majesté, je prendrai la hardiesse de lui dire, que l'usage du monde  m'a fait connaître que toute la Noblesse de cet Etat est plus passionnément désireuse d'être instruite à la vertu, à la civilité, à la courtoisie, aux bonnes mœurs, à la propreté, à bien faire les exercices, soit des armes, soit de ce qui se font pour le plaisir, & pour la bienséance, que de toute autre chose : que c'est la plus grande ambition des Pères, quand ils commencent à décliner de leur première vigueur, que de voir ressusciter leurs vertueuses actions, en ceux qu'ils ont mis au monde, n'ayant plus de regret de l'abandonner quand ils voient leurs enfants hériter de leur bien & de leurs perfections tout ensemble. Qui me fait avoir une créance certaine, que toute la Noblesse Française ne se peut obliger davantage, ni retenir avec de plus fortes chaînes, que de lui donner l'invention & le moyen d'exercer leur corps & leur esprit aux exercices vertueux, pour contenter la généreuse ambition qui anime leur courage, & porte leur esprit au désir de surpasser toutes les autres nations, en force, jugement & adresse : Car ayant acquis ces qualités, conduits par celui auquel ils auront cette obligation, il n'y a nulle doute qu'ils seront capables d'entreprendre & d'exécuter toutes choses ; & de s'exposer en toutes sortes de hasards, pour la conservation & pour l'avancement de leur bienfaiteur, y   ayant de l'apparence & de la certitude, que celui qui aura le soin de leur élévation, ne manquera de leur infuser dans la fantaisie un désir de servir celui qui leur aura causé la bonne nourriture, qui les rendra recommandables & admirés par dessus le commun des autres hommes.
LE ROI.
Mais pourquoi jusques à présent aucun de tous ceux qui ont régné auparavant moi dans ce Royaume, ne s'est-il avisé du moyen que vous me dites de gratifier la Noblesse ?

 
PLUVINEL.
SIRE, Il y en a une raison très-véritable, qui est qu'en ce temps-là la France était si stérile de personnes capables d'entreprendre, & de faire réussir à bien, l'instruction de la jeunesse, qu'ils étaient contraints de l'aller mendier parmi les étrangers, d'où la  plupart retournaient aussi ignorants qu'ils y étaient allés : d'autant que les étrangers n'étant curieux que de s'enrichir à leurs dépens, ils leur montraient si peu que cela ne pouvait produire aucun bon effet ; joint aussi que pour la civilité & pour les mœurs, l'école étrangère n'est pas propre aux esprits Français. Mais ce n'est pas une conséquence, que ce qui ne s'est trouvé par le passé en cet Etat, ne s'y puisse jamais rencontrer ; pource que la vertu ayant animé le courage de plusieurs, elle a fait que quelques-uns en ce temps se sont rendus dignes de faire du bien à leur pays par le bon exemple, & par la bonne nourriture qu'ils peuvent donner à la jeune Noblesse, si tant est que leur bonne volonté soit secourue & appuyée de l'autorité de votre   Majesté ; laquelle par cette voie obligera & conquerra non seulement ceux qui par son moyen seront élevés de la sorte ; mais aussi tous leurs parents & leurs amis, qui participeront au ressentiment qu'ils en auront. C'est pourquoi ( SIRE ) j'ose supplier votre Majesté, de trouver bon l'avis que je lui donne, de fonder quatre Académies en votre Royaume, l'une à Paris, la seconde à Tours ou à Poitiers, la tierce à Bordeaux, & quatrième à Lyon : & y commettre en chacune une personne de qualité & de suffisance, digne d'en avoir la conduite, leur donnant commodité pour cela, afin que par le moyen de cette aide ils puissent faire meilleur marché des pensions : & qu'ainsi les pauvres Gentils-hommes y soient aussi bien reçus que les riches. D'autant qu'il n'y a   aujourd'hui que ceux qui ont quantité de bien, qui puissent faire instruire leurs enfants aux bonnes mœurs : en ce que pour faire élever un jeune homme, il faut premièrement pour la pension de lui & de celui qui le servira, cinq cents écus par an, sans compter les habits & autres choses nécessaires. Et si encore ce qui tiennent les écoles, ne peuvent à ce prix là faire ce que je dirais ci-après, n'y s'acquitter si dignement de cet office qu'ils désireraient : mais étant un peu secourus de votre Majesté, ils pourront mettre les pensions à mille livres ou moins, s'il se trouve qu'ils y puissent subsister : & que Messieurs les Gouverneurs & Magistrats des lieux où seront situées ces belles écoles, connaissent qu'ils s'y puissent sauver : étant nécessaire que la taxe des pensions soit faite en la présence du Gouverneur ( avec celui qui sera ordonné pour conduire & enseigner cette jeunesse ) par les Magistrats du lieu, comme gens entendus à la valeur des choses nécessaires, pour l'entretènement de cette vertueuse assemblée : & par là se serait ouvrir la porte aux pauvres, qui n'ont pas le moyen aujourd'hui de faire une si grande dépense, pour la nourriture de leurs enfants.
LE ROI.
Pourquoi les personnes qui entreprendront l'instruction de cette jeunesse, ont-ils besoin de mon secours, puis qu'il y en a nombre dans mon Royaume qui n'en attendent d'autre que celui qu'ils peuvent acquérir par leur labeur ?
PLUVINEL.
SIRE, Il est vrai que plusieurs à Paris se sont efforcés d'arriver à ce but ; mais peu ailleurs, ni point du tout, ni à Paris, n'y aux autres lieux qui aient splendidement fait cette affaire.
LE ROI.
Pourquoi ceux qui tiennent à présent les Académies, ne les peuvent-ils faire avec la splendeur que mérite la chose ?
PLUVINEL.
SIRE, C'est qu'il y a fort peu de gens de qualité en cet Etat qui se mêlent de cet exercice : & que la plupart de ce qui y vaquent, n'ayant autre but que leur profit particulier, il est impossible que par cette voie ils puissent bien s'acquitter de leur devoir : étant tout certain que les affaires domestiques ont toujours nui, & nuiront aux publiques. Mais quiconque voudra nettement & en conscience faire quelque chose qui lui apporte de l'honneur, il faut qu'il ait un fonds du quel il était assuré, afin qu'il ne   soit point forcer à user de compliments & d'attraits à la jeunesse qui est sous sa conduite, & quelquefois de tolérance aux vices, pour les retenir, ou pour en attirer d'autres ; & ce de crainte que manquant d'écoliers, la charge de son équipage lui demeure sur les bras, sans autre recours que ce qu'il pourra retirer de son bien, ce qui n'est pas raisonnable : car il n'y pas nulle apparence qu'un homme vertueux & de bonne qualité, dépende le sien pour faire du bien aux autres : occasion qui m'oblige de représenter le besoin qu'il a de quelque peu d'aides pour faire ce que je propose, & d'autant que la grandeur de la chose pourrait faire naître de la difficulté, & faire penser  à votre Majesté, que les grands desseins ne se mènent guères, afin qu'avec une grande dépense qu'il faut éviter en ce temps de tout son pouvoir, & qui est tellement appréhendés en cet Etat, que le plus souvent les vertueux ont été ensevelis dans  l'oublie par faute de faire cas des personnes qui les pouvaient montrer aux jours, j'ai cru devoir lui lever ce doute, puis que la connaissance que j'en aie, m'en donne le moyen. Je dis donc qu'il est besoin à celui qui veut entreprendre la conduite d'une école de vertu, telle que je la représenterai ci-après, d'avoir un logis grand & spacieux pour loger les Gentils-hommes qui lui seront mis entre les mains. D'avantage il lui faut au moins  vingt chevaux d'abords, gens pour les panser, officiers & serviteurs pour son affaire, Tireurs d'armes, Maître à danser, Voltigeur, Mathématicien, un homme de lettres pour faire les leçons que je dirai. Toutes lesquelles personnes il faut payer, soit qu'il y ait beaucoup d'écoliers, soit qu'il y en ait peu : tellement qu'étant une chose certaine qu'il faut toujours avoir moyen d'entretenir cet équipage, & incertaine d'avoir nombre suffisant d'écoliers pour subvenir à ces frais : cela est cause que cette affaire mérite un fonds pour la faire réussir comme il faut, & durer perpétuellement aux grands profits & utilité de l'Etat.
LE ROI.
Je ne plaindrais jamais la dépense lors qu'il s'agira de gratifier ma Noblesse ; mais auparavant que d'en venir à ce point, dites-moi quel ordre vous voudriez apporter dans les écoles dont vous me parler, & de quelle sorte la jeunesse que j'y mettrais, y serait enseignée.
PLUVINEL.
SIRE, Toute la matinée serait employée pour l'exercice de la Cavalerie, & pour courre la bague l'après-dînée, savoir le Lundi, Mercredi, Vendredi & Samedi, pour les exercices de tirer des armes, danser, voltiger, & les Mathématiques. Et pour les deux autres, savoir le Mardi & le Jeudi l'après-dînée, il serait à propos que celui que  ci-dessus j'ai qualifié homme de lettres, traitât en présence de toute cette jeunesse assemblée :
Premièrement de toutes les vertus morales, ensemble des exemples qui se tirent des Histoires, tant anciennes que modernes pour les éclaircir : & après les avoir instruit sur ce qui dépend des mœurs, passé à la Politique, comme la partie la plus nécessaire : & là dessus leur montrer la forme qu'il faut tenir pour gouverner les Provinces, les villes & les places que votre Majesté leur peut remettre entre les mains : comme il faut se maintenir aux armées, soit pour commander, soit pour obéir : comme quoi servir son Maître, soit en Ambassade soit en quelque autre affaire particulière : bref, tâcher par ce moyen de les rendre capables de bien servir leur Prince, soit en paix, soit en guerre.
Davantage, considérant qu'il y a plusieurs qui se mêlent de mener des chevaux, & de porter une épée, qui se trouveraient fort étonnés s'ils se voyaient à cheval, armés de toutes pièces : Cela fait que je désirerais tous les mois choisir un jour de fête, & après  le service de Dieu, ayant nombre suffisant de Noblesse, en faire armer, soit pour courre la bague, soit pour rompre en lice, soit pour sortir à la campagne, pour là leur apprendre la manière d'aller au combat, le moyen d'attaquer une escarmouche, la forme de se retirer ; bref, tout l'ordre de la guerre, & faire ces combats tantôt à cheval tantôt à pied, en faisant faire des forts de terre, & les faire attaquer & défendre à cette jeunesse,  ( selon leur force ) pour leur enseigner à bien attaquer une place, & à la bien défendre, donner les commandements alternativement aux uns & aux autres, afin de les rendre tous dignes de bien commander, & bien obéir.
Si votre Majesté entre en considération de ces choses, elle jugera que l'exécution de cette entreprise produira de si bon effet dans ce Royaume, qu'il pourra dire avoir plus reçu de bien d'elle seule, que de tous ceux qui y ont commandé auparavant, & marqué son Règne d'une si belle marque, que les louanges de V.M. seront publiées éternellement  dans cette Monarchie ; d'autant que par ce moyen elle en aura banni tant de vices qui y sont si commun : Premièrement le peu d'amour & de respect à Dieu & à son Prince, la désobéissance à ses commandements, d'où il s'en est suivi autrefois des révoltes, des conjurations, & mille autres crimes qui dépendent de là : les querelles & les duels si fréquent en ce temps : & quantité autres désordres que j'aurais horreur de nommer, qui ne prennent source que du manquement que les esprits ont de bonnes occupations en leur jeunesse ; faute desquels ils se laissent aller insensiblement dans ce labyrinthe de vices, d'où puis après ils ne se peuvent retirer. Car c'est une chose toute connue, que la nourriture a plus de force sur les esprits des hommes, que leur naissance & leur inclination naturelle ; & les exemples que nous y voyons tous les jours, nous en donnent tant de certitude qu'il n'en faut entrer en doute, en ce que ceux qui se remarquent parmi nous, non seulement nous font voir cette vérité ; mais aussi ceux qui se rencontrent parmi les plus barbares & infidèles nations de la terre. Et pour  m'éclaircir davantage à votre Majesté, il ne faut que considérer la nourriture qui se fait par le soin du Grand Seigneur des enfants qu'il prend sur les Chrétiens par tribut ; desquels il est si curieux de l'élèvement & de l'instruction, qu'après les avoir fait apprendre à lui rendre du service, il ne confie pas seulement ses places en leur fidélité ; mais sa personne même, de telle sorte, que sans leur assistance ceux qui ont tenu cet Empire, eussent perdu beaucoup de fois la vie & l'honneur tout ensemble. Par là on peut tirer une conséquence certaine, que si des enfants sortis de pères Chrétiens,  étant ravis par force d'entre les bras de leurs parents, par le commun ennemi de la religion en laquelle ils sont nés, nonobstant toutes ces considérations, portent ( en récompense de la bonne nourriture qu'ils ont reçu ) leur vie contre leurs plus proches, pour soutenir les volontés de celui qui les a élevés. Que des Gentils-hommes   vraiment nés Français & Chrétiens, la porteront bien plus franchement pour leur  Prince naturel, si l'obligation qui les y astreins par la loi divine & naturelle, est fortifiée d'un soin particulier de les faire tous instruire en la connaissance de la vertu, & de toutes sortes d'honnêtes exercices de l'esprit & du corps : n'y ayant point de trésors ni de biens qu'y puissent tant obliger un franc courage qu'une bonne instruction ; qui fait que je ne m'amuserais point particulièrement à dire les fruits que le général ressentirait de la bonne nourriture de ceux qui passeraient par de si bonnes écoles. J'en laisserai la considération à ceux qui ont assez de jugement pour cela : ni ne parlerai point du contentement & du profit que V.M. recevrait en l'exécution d'un si beau dessein. Seulement je la supplierais de remarquer, que les grandes conquêtes, & l'institution des bonnes lois ne s'étant jamais faites que par la force, l'industrie & la bonne nourriture  des hommes ; celui qui assujettira leur courage dès leur première jeunesse, y infusant les bonnes mœurs, & ployant leur nature au bien, aura avec raison plus de pouvoir de conquérir les Monarchies, & de faire observer ses commandements, s'il peut rendre à sa dévotion ceux qui font ou défont les Royaumes.
LE ROI.
Je vois de l'apparence en votre discours, estimant qu'il n'en peut réussir que de bons effets : & conçoit la raison pourquoi il faut quelque peu d'aide à ceux qui auront la charge de ces écoles de vertu. Dites-moi donc, Monsieur de Pluvinel, quels fonds vous jugeriez nécessaire pour l'établissement de quatre Collèges d'armes dans mon Royaume, tels que vous me les avez désignés ci-devant.
PLUVINEL.
:
SIRE, La proposition que je fais à V.M. de fonder ces écoles vertueuses, & donner moyen à ceux qu'elle ordonnera pour y commander de s'en acquitter si dignement, que la réputation en puisse voler par toute la terre, & de si peu de dépense pour le grand  bien qui en proviendra à l'avenir, que je suis assuré que tous ceux qui font profession   de l'honneur, joindront leurs prières à mes très-humbles supplications, puis que la  charge est de si peu de conséquence au prix du bénéfice, & laquelle encore votre Majesté peut trouver, sans qu'il lui coûte, ni sans que le public, ni le particulier en soit intéressé.
Le fonds que je désire qui soit trouvé pour cela, n'est que de trente mil livres par an, lesquelles se pourront partager en quatre : savoir est à Paris douze mil, pource que l'abord étant plus grand en cette ville, tant pour la demeure de la Cour, des Ambassadeurs, que de toutes sortes d'étrangers, il est nécessaire que l'école y soit plus grande & plus splendide qu'ailleurs. Puis les dix-huit mil livres qui restent, les diviser également à Tours, Bordeaux, & Lyon, à chacun six mil livres : toute laquelle somme de trente mil livres se pourra prendre sur le fonds des pensions ou entretènements que V.M. donne tous les ans à sa Noblesse : d'autant que cette petite somme retranchée sur le total, chaque particulier sans ressentira si peu, que tous seront contents de cette ouverture, & ne s'en trouvera point, ni même de ceux qui sont des meilleures Maisons, qui n'aient des enfants ou des parents, lesquels par faute de bonne nourriture se plongent tous les jours dans le vice ; m'assurant qu'il n'y en a aucun de tous ceux qui tirent des gratifications de votre Majesté, qui n'aimât mieux n'en avoir jamais eu, que de voir  son fils, son neveu, ou son parent en hasard d'être ignominieusement traité de la   Justice comme ceux qui conduit de la furie, ont ci-devant transgressé vos Edits, &  perdu l'honneur & la vie tout ensemble. Ce qui ne serait arrivé, si du commencement ces imprudents eussent été élevés dans les écoles semblables à celles que je propose à   votre Majesté ; laquelle encore pourra dans peu de temps retirer, si bon lui semble,   cette petite somme, & au lieu y affecter des pensions sur les bénéfices à mesure qu'ils vaqueront, & où il y aurait quelqu'un ci-après, qui ( nonobstant les moyens que votre Majesté donnerait pour faire nourrir sa Noblesse à la vertu, & en l'obéissance de ses commandements ) vint à manquer à son devoir, & transgressant les ordonnances, obligeât la Justice de poursuivre la perte de sa vie : il serait à propos que les biens du délinquant fussent confisqués, & mis à l'entretènement & augmentation de ces Collèges d'armes, afin que peu à peu le revenu y croissant, ce fut un moyen à l'avenir, que les pauvres Gentils-hommes y puissent être nourris sans payer pension, ni sans qu'il leur coûtât, sinon une éternelle obligation qu'ils auraient à V.M. & me semble être une  chose très-juste, que si un Gentil-homme vint à faillir par imprudence, manque d'avoir été bien nourri en son bas âge, & que son bien soit confisqué, que l'émolument qui proviendra de la confiscation, soit employé à donner ordre que la jeunesse ( peut-être  les parents du coupable ) soit divertie par une bonne instruction, à ne tomber pas en un pareil accident : car par là ce sera empêcher que tous les Gentils-hommes, ni même   les plus proches des criminels, ne se pourront offenser légitimement, puis que le bien ne serait appliquer qu'au profit de tout le corps de la Noblesse, & à l'élévation aux bonnes mœurs de ceux qui sont de la même qualité.

Voilà donc ( SIRE ) les meilleurs moyens que je connaisse pour bannir les vices qui règne parmi la Noblesse de votre Royaume : & les puissants remèdes pour guérir les pernicieuses maladies, qui ont ravi à cette Monarchie tant de gentils courages ; lesquels moyens je n'eusse pas été si téméraire d'offrir à votre Majesté : mais la connaissant portée à aimer ses sujets, lesquels je vois aujourd'hui du tout privés de bonne instruction, & abandonnés dans des actions indignes des courages Français : j'ai cru qu'elle n'aurait point dés-agréable si je la faisais souvenir de ce qu'autrefois elle a trouvé bon que je lui proposasses : laquelle proposition ( SIRE ) le feu Roi votre père avait trouvé si bonne, que sans la perte de sa vie il l'eut faite réussir. Mais comme toutes les choses dépendent de la volonté de Dieu, je crois qu'il a réservé à V.M. l'exécution de cette généreuse entreprise, afin d'attirer sur elle les bénédictions, non seulement de toute la Noblesse de cet Etat, mais aussi de tous les peuples qui en seront gouvernés sous l'autorité de V.M. Pour moi ( SIRE ) ce que je ferais dorénavant sera de prier le reste   de mes jours sa Divine bonté, qu'elle fasse durer votre règne aussi longuement que tous les gens de bien le désirent.
 

Fin.

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Écrits d'Antoine de Pluvinel : 
· Le Maneige Royal, Paris, 1623. 
· L'Instruction du Roy en l'exercice de monter à cheval, Paris, 1625. 
 

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Écrits d'Antoine de Pluvinel : 
· Le Maneige Royal, Paris, 1623. 
· L'Instruction du Roy en l'exercice de monter à cheval, Paris, 1625. 
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Correction et adresse au Roi

Première Partie

De la vesture
De la posture
De la manière d'Instruire
Des Qualités nécessaires
Du dressage
Le travail au pilier
De la Violence et de la Douceur
La leçon aux  piliers
Des Etriers abattus et battant les flancs du cheval
De l'instruction du cheval Monte
Du Dressage Avancé
De l'aide des Talons, de l'apprentissage de l'Eperon
Deuxième Partie
La leçon donnée en selle à S.M. et les corrections de l'enseignement
Des autres règles
Des airs relevés des Passades
Du Passage
Ajuster sur les voltes
Des lunettes aux chevaux furieux
Troisieme Partie
Des autres airs relevés :
le terre à terre, les courbettes, 
les cabrioles, & les ruades
De la perfection du manège
un pas un saut, le galop gaillard
Les moyens d'obtenir les airs


Des Tournois :

Des proportions du cheval et du choix des lances
De la carrière et des exercices à y mener
De la quintaine
Des embouchures
Des désordres
sur le site http://www.multimania.com/chichotte/ 
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