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L'Hotte qui fut le grand rédacteur des traités d'équitation
de l'armée français reconnaît la contribution de d'Aure
à un changement des pratiques équestres, qui en gros étaient
restées celles des tournois e chevalerie...
"Le trot enlevé, loin d'être en faveur, était,
en principe, interdit. Au lieu d'être préconisé, il
était subi, en quelque sorte, par suite de la manière de
faire instinctive des élèves.
« Le cours d'équitation militaire » à
l'usage des corps de troupes à cheval, approuvé par le ministre
de la guerre et professé à Saumur depuis 1825, prescrivait
bien, pour le travail de carrière, l'emploi de la selle anglaise,
« mais en observant toujours les principes de l'équitation
française », c'est-à-dire sans faire usage du trot
enlevé, dit anglaise.
Aussi le comte d'Aure, dans son « Cours d'équitation
» de 1851, qui devait, après une refonte, être substitué,
en 1853, au cours de 1825, était-il autorisé à dire,
en parlant du trot enlevé : «C'est une innovation à
introduire dans l'instruction équestre. »
"
Je reprends les propos de l'Hotte
:dans
Un officier de cavalerie "
Le manège avait pour écuyer en chef le comte d'Aure. Comme
je vous l'ai dit déjà, je l'avais vu à cheval une
première fois, pendant le séjour que je fis à Saumur,
au moment de la formation des Guides d'état-major. De cette époque
datait mon ardent désir de m'instruire à son école,
et le moment est venu de vous entretenir du célèbre écuyer.
J'ai transcrit, au jour le jour, ses enseignements, tout ce qu'il m'a
dit de sa vie équestre, tout ce qu'il m'a appris touchant le manège
de Versailles, et j'ai écouté, appliqué ses leçons
avec une passion égale à celle que Baucher m'inspirait.
J'ai eu la bonne fortune de m'instruire près du comte d'Aure,
non seulement pendant ces deux années que je venais passer à
Saumur, mais encore plus tard, lorsque devenu chef d'escadrons, je fus
nommé au commandement de la section de cavalerie de Saint-Cyr (1860).
J'eus alors avec lui les relations les plus intimes, et l'intimité
de nos rapports subsista jusqu'à la mort de mon maître, survenue
le 6 avril 1863. Il avait soixante-quatre ans.
J'ai beaucoup appris de lui, à cette époque. Il me suffisait
de provoquer ses souvenirs, de l'encourager dans l'exposé de ses
idées équestres, pour qu'aussitôt, avec sa mémoire
si précise, son sentiment si éminemment cavalier, il répondît
à mes questions, et je ne les ménageais pas.
J'aurai donc à vous entretenir du célèbre écuyer,
non seulement dans les pages qui vont suivre, mais encore par la suite.
Le comte d'Aure avait succédé au commandant de Novital
dans le commandement du manège de Saumur. Sa nomination d'écuyer
en chef, due à son grand talent, à sa réputation européenne,
avait été patronnée par Mgr le due de Nemours qui
avait été son élève.
Il entra en fonctions au mois de février 1847. Au mois de mars
de l'année suivante, il crut devoir donner sa démission à
la suite de la révolution de février qui exilait de France
la famille d'Orléans. Rappelé à l'école au
mois de juillet de cette nième année 1848, il conserva les
fonctions d'écuyer en chef jusqu'au mois de juillet 1855, époque
à laquelle il donna définitivement sa démission.
D'Aure avait donc cinquante ans lorsque j'arrivai à Saumur. Son
extérieur répondait à son âge. Doué physiquement
d'une façon merveilleuse pour l'équitation, il en possédait
le sentiment au suprême degré.
Sa physionomie, des plus expressives, s'éclairait souvent d'un
sourire un peu railleur qu'accentuaient, autant que les lèvres,
les yeux légèrement bridés. La bouche, très
fine, était, d'ailleurs, d'habitude souriante. Le nez était
prononcé et se recourbait légèrement sur la lèvre.
Le comte d'Aure faisait usage de tabac en poudre et, comme dernier souvenir
de mon maître vénéré, Mme la comtesse d'Aure
me donna l'une des dernières tabatières dont il s'était
servi, ainsi que son binocle. Il avait, dans la mâchoire, un léger
tic qui se produisait surtout dans les moments de préoccupation
; on aurait cru alors que son col le gênait.
Sa nature primesautière, toute d'intuition et d'initiative, était
peu portée à la réflexion et à la méditation.
Il n'en possédait pas moins la faculté d'assimilation dont
il savait bénéficier, bien que paraissant ne pas y viser.
Tout, d'ailleurs, semblait facile en lui. Aussi peu pédant que peu
routinier, il n'avait rien de gourmé, ni annonçant l'apprêt.
Charmant causeur, homme du monde jusqu'au bout des ongles, il avait
la plume alerte et en usait beaucoup. Son esprit était inventif,
parfois gaulois ou aimablement railleur, parfois aussi dédaigneux,
mais avec bonhomie. Il l'avait également plein d'à propos
et marqué au cachet de l'homme de bonne compagnie, comme on peut
en juger par sa lettre sur l'équitation adressée en 1833.
L'esprit, chez lui, l'emportait sur le caractère.
Si son impressionnabilité l'empêchait d'être toujours
suffisamment maître de lui et si son parler parfois était
rude, ceux qui le connaissaient bien ne s'y trompaient pas, sachant qu'il
n'y avait là qu'une surface et que le fond de cette nature d'élite
reposait sur la générosité unie à la plus grande
bonté.'
Bien fait de sa personne, sa taille, au-dessus de la moyenne, atteignait
à peu près la limite qui ne saurait être dépassée
sans désavantage pour l'écuyer. Le cou, le rein surtout,
étaient un peu longs. Mais le dégagement du cou ajoutait
à la grâce du cavalier, et la longueur du rein favorisait,
à la fois, sa souplesse et le glissement de l'assiette sous 801.
Avant les genoux un peu en dedans, le long pantalon lui allait mieux que
la botte, d'autant plus qu'à cette époque la botte comportait
la culotte ajustée et non à jupe comme aujourd'hui.
Sa position à cheval, des plus élégantes et, d'habitude,
éloignée de toute prétention, de tout apprêt,
révélait, au premier coup d'oeil, une nature équestre
des plus privilégiées. Mais c'est an dehors surtout qu'elle
apparaissait dans tout son éclat. Et lorsqu'on voyait le comte d'Aure,
avec sa grande aisance, n'ayant les jambes ni trop plaquées, ni
tendues, passer au galop de chasse ou au trot enlevé qu'il pratiquait
avec tant de liant et de grâce, l'étrier complètement
chaussé, ainsi qu'il le portait alors volontiers, on avait devant
les yeux le tableau du cavalier-homme du monde rêvé.
Au manège, partant au point de vue académique, il y avait
une petite observation à faire sur la direction de ses cuisses,
qui auraient pu être plus descendues.
Il est à remarquer que, chez les cavaliers très assis,
et c'était le cas de d'Aure, les genoux sont disposés à
remonter, tandis que les fesses ont une tendance à sortir de la
selle chez les cavaliers qui ont les cuisses très descendues. La
belle assiette à la française se caractérise par l'engagement
des fesses sous soi uni à la descente des cuisses.
La petite imperfection de position que je viens de signaler était
due principalement à deux hernies inguinales dont d'Aure souffrait
depuis longtemps, depuis l'époque où il était écuyer
à Versailles. Voici dans quelles circonstances il en fut atteint.
Au manège de Versailles, on ne faisait usage que de la selle
à piquer, la seule avec laquelle les élèves montaient
pendant longtemps, de la selle à demi-piquer qui eut aussi les préférences
du vicomte d'Abzac, et de ses dérivés qui allaient jusqu'à
la selle rase dite « à la française ». La selle
anglaise n'était pas employée.
Or, un jour, l'occasion se présenta à d'Aure de faire
usage de cette selle, pour une promenade et sur un cheval à réactions
senties. Il se trouva alors tout désorienté et sa solidité
fut compromise. Humilié, ne voulant pas qu'en aucune circonstance
un écuyer de Versailles pût se trouver au-dessous de ce qu'on
était en droit d'attendre de lui, il se procura une selle anglaise
et, avec la confiance que lui donnaient ses puissants moyens de tenue,
il s'appliqua à monter avec cette selle les chevaux les moins commodes.
C'est en dépassant, dans ces essais multipliés et parfois
violents, la mesure de ses forces, qu'il contracta ces deux hernies. Son
domestique, le premier, les lui fit apercevoir, un jour qu'il sortait du
bain.
La position un peu remontée des genoux de d'Aure me rappelle
une anecdote que je tiens de Mgr le due d'Aumale.
Le prince, tout jeune homme alors, avait pour maître d'équitation
Lançon, piqueur sortant du manège de Versailles.
Dans ce manège, les plus grands soins étaient donnés
à la rectitude, à l'élégance de la position,
à ce point qu'il suffisait de voir passer un cavalier sortant de
cette école pour pouvoir dire : « C'est un élève
de Versailles. » A cette époque, on disait : « Celui
qui n'est pas bel homme à cheval ne peut, être bon homme de
cheval. »
Le portrait du vicomte d'Abzac qui se trouve dans le traité d'équitation
de d'Aure, troisième édition, 1847, présente le type
de la position recherchée à Versailles. L'un de ses caractères
est d'être très descendu des genoux, les jambes étant
abandonnées à leur propre poids et tombant avec moelleux.
La descente très accentuée des cuisses était d'ailleurs
recherchée par la plupart des écuyers de cette époque.
Les portraits du temps en témoignent et j'ai pu encore en juger
par mes yeux, en voyant monter le commandant Rousselet, le capitaine Brifaut,
le vieil écuyer Aubert.
Pour y parvenir, il fallait étriver très long, plus long
que ne le faisait d'Aure, et la pointe du pied, ne pouvant plus que frôler
l'étrier, en arrivait souvent à être plus basse que
le talon, ainsi que je l'ai vu et que l'indique d'ailleurs le portrait
du vicomte d'Abzac
.
Il en était ainsi de Lançon qui, demeuré tout
imbu des principes de Versailles, désapprouvait le port de l'étrier
de d'Aure, et le voyait, d'ailleurs, d'assez mauvais oeil, aller, dans
sa pratique et son enseignement, au-delà de la voie tracée
par ses maîtres.
Bien que novateur, d'Aure n'en tenait pas moins à l'opinion des
hommes appartenant à l'école d'où il sortait lui-même.
Or, un jour qu'il faisait monter Mgr le duc d'Aumale, il lui dit : «
Demandez donc à Lançon ce qu'il pense de moi ». A cette
demande que le prince transmit à Lançon, celui-ci se borna
à répondre, et d'une voix un peu rude, qui était du
reste assez dans ses habitudes : « Vous direz à d'Aure qu'il
est raccroché. » Le jeune prince, naturellement, n'était
pas empressé de transmettre cette réponse au comte d'Aure
et ce n'est que sur ses instances qu'il lui rapporta l'appréciation
de Lançon. Le maître y riposta en disant : « Ah ! s'il
montait les chevaux que je monte ! »
En effet, ce n'est qu'avec des chevaux d'école, bit, en montant
des chevaux faciles, doux de réactions sur un terrain uni, et lorsqu'on
n'a pas à leur, demander de grands efforts, que les étriers,
ainsi que les portait Lançon, peuvent être tenus avec aisance
et sans que le cavalier soit préoccupé de les conserver sous
la pointe des pieds. Ils ne sont pas autre chose alors que l'ornement du
pied.
Mais, par suite de leur longueur, loin d'être une aide, ils deviennent
une gêne avec les chevaux difficiles et à réactions
dures, lorsqu'on a à parcourir des terrains accidentés, à
franchir des obstacles, à mettre le cheval dans la plénitude
de ses moyens, ou à pratiquer le trot enlevé sur un cheval
à hautes actions. En tout état de cause, ils rendent aussi
moins aisée la pression énergique et prolongée des
jambes.
Si d'Aure avait les genoux un peu remontés au manège,
du moins était-il parfaitement assis en toutes circonstances et,
dans cette partie de sa position, il avait dû satisfaire pleinement
son maître, le vicomte d'Abzac, dont le mot favori, qu'il répétait
à tout instant à ses élèves, était :
« Assis ! Assis ! »
La manière de prendre la selle en chassant les fesses sous soi
était tout à fait dans la tradition de Versailles. Un vieil
écuyer de ce manège, dont j'ai oublié le nom, se signalait
à cet égard d'une façon particulière. Il ne
prenait jamais place sur un fauteuil, me disait d'Aure, sans chasser d'abord
les fesses sous lui, comme il l'aurait fait s'il eût enfourché
un cheval.
Cet engagement sous soi de l'assiette, si caractéristique dans
la position de d'Aure, et qui provoque une légère voussure
du rein, tout opposée à sa cambrure préconisée
autrefois, avait entraîné chez le célèbre écuyer
une tendance à incliner légèrement le corps en arrière,
particulièrement lorsque, montant au manège, il prenait une
pose un peu étudiée.
Le baron de Curnieu, avec sa parole satirique, disait, en comparant
la position de d'Aure à celle de Baucher, qui, beaucoup moins assise,
donnait alors au corps une tendance à se porter en avant : «
D'Aure monte sur le dos, Baucher monte sur le ventre. »
La position des jambes de d'Aure se distinguait de celle du vicomte
d'Abzac, qui, de même que celle de la plupart des anciens écuyers,
présentait un certain abandon. Moins tombantes, plus près
des côtes, ses jambes complétaient son parfait rapport avec
le cheval. Elles étaient placées de manière à
se trouver toujours prêtes à décider la franchise du
mouvement en avant, et, au besoin, avec l'aide des éperons qui,
suivant la parole du maître, « devaient acquérir
assez de puissance sur le cheval pour le faire passer dans le feu. »
Dans la tenue des rênes, il se faisait remarquer par une adresse
de doigts surprenante. Que de fois l'ai-je vu, dans nos promenades, tenir
dans sa main gauche, avec les quatre rênes, sa cravache, sa tabatière
et son mouchoir, tout en conduisant son cheval avec une parfaite aisance
!
Au manège, sa manière de tenir les rênes et de les
employer ne lui venait pas de ses maîtres et lui était toute
personnelle.
Dans sa position de la main de la bride, le pouce était plus
près du corps que le petit doigt. L'allongement de la rêne
droite était ainsi évité.
Cet allongement se produit lorsque la main de la bride affecte une position
inverse, les rênes ayant été ajustées en glissant
la main droite jusqu'au bouton fixe.
A Versailles, dans les écuries du Roi, la rêne droite de
la bride était d'un point, un centimètre et demi, plus courte
que la rêne gauche, pour les chevaux des veneurs. Ceux-ci conduisaient
leurs chevaux toujours d'une seule main, la main droite étant employée
à porter la trompe.
Je dois dire que, tout en conservant à la main de la bride la
position généralement adoptée, le petit doigt un peu
plus près du corps que le pouce, l'allongement de la rêne
droite peut être évité, si l'on place l'index de la
main droite entre les rênes lorsqu'on les ajuste, ce qui donne le
moyen d'agir sur l'une ou l'autre rêne, et, par suite, de raccourcir
la rêne droite. Alors on ne s'en rapporte plus au bouton fixe pour
ajuster les rênes, et c'est en partant du mors qu'on leur donne même
longueur.
La main droite de d'Aure, placée en avant et au-dessous de la
main gauche, les doigts allongés, posait à plat sur les rênes
de la bride. Elle se trouvait ainsi toute disposée pour pouvoir
agir efficacement sur l'une ou l'autre rêne, en pesant sur elle.
Cette position de la main droite était justifiée, non
seulement par la facilité qu'elle offrait pour donner le pli à
l'encolure, mais encore et surtout par le grand usage que l'habile écuyer
faisait de la rêne d'opposition pour faire dévier les hanches,
les redresser ou les contenir. Son tact si fin lui faisait sentir que c'est
aux hanches surtout qu'il faut s'adresser, soit pour dominer les résistances,
les détruire, soit pour donner la direction.
La main gauche ne participait en rien à ces effets d'opposition.
« Chacun a sa marotte, disait le maître, la mienne est d'avoir
la main de la bride bien en face du milieu du corps ; elle ne doit se déplacer
que dans les changements de direction, de manière à se trouver
toujours dans la direction à suivre. »
Il faut voir, dans l'importance que mettait d'Aure à avoir la
main gauche bien en face du milieu du corps, autre chose que la main de
la bride prise isolément, mais bien la position droite du cheval,
dont il connaissait toute l'importance et qui était l'un de ses
objectifs.
Pour s'en convaincre, il suffisait de le suivre des yeux lorsqu'il faisait
une reprise de manège à la à la tête des écuyers.
Lui seul, de toute la reprise, galopait et faisait les changements de pied
sans traverser son cheval.
On voyait alors sa main gauche, toujours placée suivant son principe,
dans la direction à suivre, donner la direction générale,
et il appartenait à la main droite, en agissant sur l'une ou l'autre
rêne, de plier l'encolure ou de venir en aide aux talons pour donner
au cheval la disposition répondant au mouvement recherché.
« Il en est du cheval, disait-il, comme du bateau, on le mène
par les deux bouts. »
D'Aure faisait une merveilleuse et constante application de cet aphorisme,
si juste et si fécond. Celui-ci, certes, sent le maître, mais
il en était de même de beaucoup d'autres que son sentiment
lui inspirait et qu'il traduisait en paroles imagées.
Il négligeait d'habitude le filet et faisait un usage presque
constant du mors de bride. Lorsqu'en 1838, il vint à Saumur sur
l'invitation du général de Brack, commandant l'école,
il observa que les chevaux n'étaient pas aussi bien sur la main
que dans l'école des d'Abzac et que cela venait, disait-il, d'un
trop grand usage du filet, motivé par la fausse pensée que
fixer le cheval sur le mors serait trop l'assujettir.
Sa préférence pour le mors était toute naturelle.
Travaillant ses chevaux sur des résistances, c'est-à-dire
avec une soumission incomplète des ressorts ; agissant surtout sur
la masse, dont il obtenait la bonne répartition en établissant
la balance entre la force qui chasse en avant et celle qui modère
et en renvoyant le poids là où il était utile pour
en arriver à sa bonne distribution, un frein d'une certaine puissance
lui était nécessaire, soit pour fixer la tête, soit
pour déterminer dans l'équilibre de la masse, qui cédait
surtout dans son ensemble, les modifications que comportaient la construction
du cheval ou le mouvement recherché.
L'effet une fois produit, sa main, tout en demeurant fixe, devenait
d'une légèreté extrême, une main de coton, et,
par des pressions de doigts moelleuses, il jouait avec les rênes
comme avec de légers rubans qu'on craindrait de casser.
Pour rendre l'action de la main aussi progressive et moelleuse que possible,
lorsqu'il demandait le ralentissement de l'allure ou l'arrêt, il
se bornait à incliner le corps légèrement en arrière,
la main ne faisant que suivre le corps sans s'en rapprocher.
Dans sa pratique, d'Aure exigeait, avant tout, la franchise d'impulsion.
Il renvoyait le cheval sur la main et l'y recevait, la main demeurant
en rapport constant avec la bouche du cheval, le degré de tension
des rênes répondant au degré d'énergie de l'allure.
Puis, il donnait à l'encolure une élasticité suffisante
pour pouvoir l'étendre ou la ployer en raison de l'allongement ou
du raccourcissement des mouvements.
Ses chevaux se montraient tous francs devant eux, libres dans leurs
allures, fidèles à la main, francs et fidèles à
l'attaque de l'éperon.
Il montait pendant plusieurs heures le cheval qu'il dressait en vue
du travail d'extérieur, disant que ce cheval, appelé à
obéir à toutes mains, se dresse surtout par l'habitude.
Il rappelait, à ce sujet, pourquoi, lorsqu'il était écuyer
cavalcadour, ses chevaux de chasse étaient particulièrement
appréciés. Marchant au côté du roi, pour laisser
au souverain le beau chemin, il mettait toujours son cheval dans l'ornière
et, par ce fait seul, souvent renouvelé, ses chevaux acquéraient
une grande adresse, qui les faisait rechercher par l'entourage du roi.
Ce qu'il taisait, c'est que, par son talent, il complétait merveilleusement
ce que le terrain apprenait à ses chevaux.
Ceci me rappelle une anecdote. Un jour que d'Aure accompagnait à
la chasse le comte d'Artois, le prince, après avoir franchi un fossé
assez large, se tourna vers d'Aure, disant : « Eh bien ! Monsieur
l'écuyer, voilà comme un prince saute. » Près
delà, se trouvait un ruisseau à rives escarpées, présentant
un obstacle autrement sérieux que le fossé sauté par
le comte d'Artois. D'Aure s'élance, franchit le ruisseau, puis une
seconde fois, en revenant vers le prince et disant : « Monseigneur,
voilà comme saute un écuyer. »
Il est bon de savoir que d'Aure, alors tout jeune, plein de charme et
de grâce, avait été pris en affection toute particulière
par Louis XVIII et que, traité à la cour en enfant gâté,
il pouvait se permettre certaines libertés de langage.
J'ai vu au château de Montlieu, situé près de Rambouillet
et appartenant alors au fils du comte d'Aure, un tableau se rapportant
à cet épisode. La jument que montait l'écuyer cavalcadour,
très fidèlement représentée, disait-on, n'avait
pas beaucoup de taille, était assez ordinaire d'aspect et n'aurait
eu de grandes aptitudes que pour le saut.
Bien qu'ayant été instruit par les d'Abzac et, pendant
dix ans, par le vicomte, d'Aure ne saurait être, considéré
comme le continuateur scrupuleux des doctrines de ses maîtres, qui,
d'ailleurs, n'étaient pas identiques chez les deux frères,
non plus que le talent.
Celui du vicomte dépassait de beaucoup celui du chevalier. Pour
preuve, il suffirait de rappeler un mot du vicomte, qui disait de son cadet,
moins âgé que lui de quelques années, et alors que
le chevalier était Ecuyer ordinaire à la Grande Écurie
: « Oui, il commence à monter à cheval. »
Ces paroles trouvent leur explication, quand on sait qu'âgé
de plus de quatre-vingts ans, le vicomte d'Abzac disait que, chaque jour,
il apprenait encore.
Lorsque d'Aure me rapporta cette affirmation de son maître, je
crus alors à de l'exagération. Aujourd'hui, je suis assuré
de son bien-fondé, car que de fois, en descendant de cheval, j'ai
quelques lignes à ajouter à mes innombrables notes équestres,
et j'ai plus de soixante-dix ans !
Ce que disait d'Abzac sur ses progrès incessants, m'a aussi
été confirmé par le général Michaux,
jadis sous-écuyer au manège de Saumur.
Il fut témoin d'une conversation, où l'interlocuteur de
d'Abzac ayant avancé qu'en équitation « tout était
connu », le doyen des écuyers répondit : « Eh
bien ! moi, tous les jours encore, j'apprends quelque chose de nouveau.
»
À l'époque où d'Aure était l'élève
de d'Abzac, son sentiment le portait déjà plutôt vers
le genre d'équitation du chevalier, qui brillait surtout dans la
pratique du dehors, que vers celui du vicomte, dont l'enseignement et la
pratique lui semblaient trop méthodiques.
Plus d'une fois, celui-ci, dont la sévérité était
connue, reprocha à son élève de violer ses préceptes
et de se faire casse-cou.
Un jour que d'Aure abusait de sa puissance équestre pour obtenir
d'un cheval des mouvements auxquels l'animal ne semblait pas préparé,
le vicomte d'Abzac, le désignant du doigt, dit de sa voix grave
et un peu rude à Bellanger, alors piqueur au manège : «
Vois-tu celui-là ? Eh bien, ne fais jamais comme lui. » Bellanger,
dans la suite, rappelait volontiers ces paroles de d'Abzac.
À cette époque, on disait, en employant des expressions
fort en vogue alors, que d'Aure s'était mis à la tête
de l'école romantique, tandis que le vicomte d'Abzac était
resté le fidèle représentant de l'école classique.
L'élève n'en admirait pas moins son maître. Longtemps
après la mort de ce dernier, des années après la suppression
du manège de Versailles, d'Aure avait encore la chambrière
du vicomte d'Abzac, qu'il conservait précieusement et sur laquelle
il s'appuyait en donnant la leçon.
L'ancienne chambrière ne ressemblait en rien à celle d'aujourd'hui.
Elle se composait d'un jonc assez gros, à poignée de velours,
auquel était fixée une longue lanière de cuir, large
et sans mèche.
Lorsque l'écuyer n'avait pas à faire l'emploi de la chambrière
comme aide, il la tenait d'habitude ainsi qu'une canne, la lanière
traînant à terre. La chambrière en usage aujourd'hui,
simple fouet, appelé autrefois « torti » par les uns,
« dia » par le marquis Ducroc de Chabannes, n'était
employée que pour châtier les chevaux vicieux.
Au cours de l'ancienne monarchie, et plus qu'en tout autre pays, l'équitation
était en honneur en France ; les écuyers y étaient
entourés de prestige et élevés aux honneurs.
Mais c'est au dix-huitième siècle que notre équitation
atteignait son apogée.
A cette époque, les manèges de Versailles, de l'École
des Chevau-légers de la Garde, de l'École militaire représentaient
les trois grands centres de l'équitation française, qui servait
alors de modèle à toute l'Europe.
Si, remontant vers ce passé, on recherchait les affinités
de l'équitation de d'Aure, peut-être, plutôt qu'au manège
de Versailles, les trouverait-on chez les écuyers militaires, qui
ont toujours devancé les écuyers civils dans la voie de la
simplicité : ainsi, dans les doctrines professées au manège
de l'École militaire par le fameux lieutenant-colonel d'Auvergne
et qui ont été interprétées par ses élèves,
les Bohan, Boisdeffre, Ducroc de Chabannes. D'Auvergne avait simplifié
encore, rendu plus naturelle, l'équitation professée par
son maître, le comte de Lubersac.
Celui-ci, après avoir été écuyer à
la Grande Écurie, avait dirigé la fameuse école des
Chevau-légers de la Garde, et ses principes nous ont été
transmis par son élève, Montfaucon de Rogles, qu'il avait
mis à la tête du manège de cette école.
Quant aux doctrines professées au manège de Versailles
et qu'on a voulu rattacher aux préceptes de La Guérinière,
elles n'existaient, en réalité, que dans la tradition, et
aussi bien sous la Restauration qu'avant la Révolution de 1789.
Lorsqu'à la suite de cette révolution, les anciens piqueurs
du manège de Versailles, les Coupé, Gervais, Jardin, furent
appelés à professer, ainsi que l'avaient fait les écuyers,
leurs maîtres, dispersés par la tourmente révolutionnaire,
il est certain que c'est le livre de Montfaucon - qui par sa simplicité
répondait à l'enseignement donné par les d'Abzac -
et non celui de La Guérinière, conçu dans un tout
autre esprit, dont ils recommandaient la lecture à leurs élèves.
CHAPITRE XII
D'Aure (Suite). - Équitation des d'Abzac. - D'Aure se met à
la tête du mouvement équestre de son époque et fait
école. - Son équitation. - L'équitation instinctive
régularisée. - Usage de la rêne d'opposition. - Utilisation
des résistances. - L'improvisation. - Achat des chevaux destinés
aux écuries royales ; leur classement. - Prouesses de d'Aure sur
les champs de foire de Normandie et au haras du Pin. - Ses aptitudes équestres.
-« Le Cerf ». - Le « tête à queue ».
- D'Aure fantaisiste. -Vogue du trot. - Le traquenard. - Séjour
à Saumur en 1838. - « Sans pareil » - D'Aure faussement
accusé de brutalité, - Le poney gris de lord Seymour. - L'ancien
sauteur. - Le caveçon de longe employé comme châtiment
sur « Corbeau » .
D'Aure comprenait l'équitation tout autrement que La Guérinière
et que les maîtres qui donnaient le livre de Montfaucon de Rogles
comme un prototype équestre.
Alors qu'il s'instruisait à l'école des d'Abzac, toute
de grâce et de finesse, celle du vicomte surtout, il sentait déjà
ce que Versailles avait encore d'incomplet et de trop stationnaire dans
une partie de son enseignement.
Ses maîtres, tout en continuant les traditions de la vieille école
de Versailles, les avaient, il est vrai, modifiées et simplifiées.
Ils en avaient rejeté beaucoup de superfluités. Leur équitation
était moins restreinte, moins assise.
Pour les d'Abzac, le talent de l'écuyer consistait à mettre
le cheval d'aplomb et à le rendre liant, à régulariser
et à perfectionner ses allures naturelles, à calculer et
à ménager ses forces, en ne recherchant que le « tride
», nécessaire pour donner au cheval de l'élasticité
et du mouvement. Enfin, ils s'étaient rapprochés de la simplicité,
du naturel préconisés déjà dans le siècle
précédent par les écuyers militaires.
Ce n'était pas encore assez pour marcher d'accord avec le mouvement
équestre qui s'accentuait alors. Il voulait une équitation
plus large, apprenant aussi au cavalier la manière d'employer le
cheval dans le plus grand développement de ses moyens.
D'Aure le comprit, et au lieu de se mettre à sa remorque, ou
d'y résister, comme la plupart des écuyers de l'époque,
un moment vint où il se plaça à sa tête et fit
école.
Voulant concilier les anciennes doctrines avec les exigences nouvelles,
il continua à s'appuyer sur les anciens principes pour amener le
cheval à l'obéissance, régulariser ses mouvements
; mais il fit une part plus large aux moyens qui tendent à provoquer
et à maintenir la franchise des allures, à développer
la vitesse, en un mot, à rendre le cheval perçant.
Les passages et sauts d'obstacles prirent une place marquée dans
son équitation. Il y fit entrer l'équitation de chasse, de
course, et se mit en complet accord avec le courant équestre de
son époque.
Pour lui, le manège n'eut plus un but, fermé en quelque
sorte, et n'envisageant rien au-delà des murs où il était
pratiqué. Il représenta surtout un moyen.
Ainsi, d'Aure voulut que son cheval fût, à la fois, cheval
de manège l'hiver, de promenade l'été, de chasse l'automne.
Pour lui, également, l'écuyer devait savoir tirer parti
de tous les chevaux, mais en limitant ses exigences aux moyens propres
à chaque sujet.
Entrant de plain-pied dans l'équitation usuelle, il comprit que
l'art, en se généralisant, devait se simplifier autant que
possible ; qu'il était utile, pour éviter des exigences si
souvent funestes dans des mains peu habiles, de se borner aux actes de
soumission nécessaires à l'emploi habituel du cheval, et,
tout en lui laissant son énergie naturelle, de l'aider seulement
à développer les qualités propres à chaque
sujet.
Il savait aussi qu'avec des principes on pouvait faire mieux qu'avec
l'habitude du cheval pour seul guide.
Partant, l'équitation qu'il préconisait particulièrement
fut l'équitation instinctive régularisée, et le but
essentiel qu'il poursuivit fut de faire des cavaliers plutôt que
de parfaire le talent chez les écuyers.
La direction que d'Aure imprimait à l'équitation, peut
être assimilée à la simplification apportée,
le siècle précédent, par d'Auvergne, dans l'équitation
militaire.
Son équitation personnelle, si élégante et hardie,
son aisance et sa tenue admirables en faisaient un cavalier incomparable
lorsqu'on le voyait au-dehors.
Écuyer tout à fait dans le goût de l'époque,
il apparaissait comme brillant cavalier, plus encore que comme bel académicien.
Au manège, bien que toujours brillant, la séduction qui
l'entourait était cependant moins grande. On sentait que là
il ne se trouvait pas dans son milieu de prédilection.
Le travail spécial, qui a en vue la complète disparition
des résistances et qui est nécessaire à la perfection
des exercices du manège, n'entrait pas dans sa manière.
Il ne s'attardait pas dans ce travail, ses visées allant vers
des résultats plus promptement atteints.
Il savait néanmoins obtenir avec facilité le mouvement
qu'il ambitionnait ; le mouvement lui-même, plutôt . que son
obtention avec une position et une légèreté parfaites,
étant son but.
Avec une merveilleuse adresse, il savait user de la rêne d'opposition,
pour gagner les hanches, jouer avec les résistances, leur faire
des concessions, les opposer les unes aux autres, et obtenir le mouvement,
non seulement malgré elles, mais souvent avec leur concours.
Cette habileté à exploiter les résistances, jointe
à sa puissante tenue, à son caractère entreprenant
et à ce qu'il y avait d'instinctif chez lui au point de vue équestre,
devait le conduire vers l'improvisation qui, dans son acception élevée,
tient de l'inspiration.
L'improvisation, pour l'écuyer vraiment artiste, est, assurément
une grande et belle chose, malgré ce qu'il peut y avoir d'irrégulier
et d'incorrect dans le travail qui en découle, puisqu'elle comporte,
au premier aspect du cheval et aussitôt monté, la divination
de son moral, puis des moyens à employer pour mettre en jeu ses
forces et les diriger, moyens qui varient suivant les sujets.
Mais, si l'improvisation fait briller le cavalier, je dois dire qu'à
l'opposé du dressage méthodique, elle est sans avenir pour
le cheval qui en est l'objet.
Dans tous les cas, l'improvisateur doit se renfermer dans de sages limites.
Si, sortant des mouvements les plus simples, le cavalier portait un
peu loin ses exigences, s'il demandait des mouvements serrés, surtout
des changements de pied répétés, qui alors ne s'obtiendraient
que par des renversements d'épaules et des traversements de hanches
plus ou moins violents, les conséquences en seraient désastreuses,
dans le cas où le cheval serait quelque peu énergique et
surtout si l'improvisation se renouvelait. Il arriverait alors fatalement
que le cheval, pour s'opposer à des actions auxquelles il a obéi
une première fois par surprise et qui l'ont fait souffrir, combinerait
ses moyens de résister, et, si le cavalier insistait, les défenses
surgiraient.
Lorsque d'Aure était écuyer au manège de Versailles,
les achats de chevaux étaient laissés aux courtiers attachés
an service des écuries.
Dans leur classement, les chevaux de selle les meilleurs, ou chevaux
de tête . proprement dits, étaient désignés
sous le nom de Brides d'argent, et de Brides d'or, lorsqu'ils passaient
au rang des chevaux du Roi.
À une époque, l'éleveur recevait, comme prime,
500 livres pour une bride d'argent et 1000 livres pour chaque bride d'or.
Les jeunes chevaux restaient pendant dix-huit mois ou deux ans dans
les « réserves » et ce n'était qu'une fois «
mis au point », qu'ils étaient classés au rang où
ils devaient compter.
Jugeant que les écuyers, appelés à dresser les
chevaux et à les classer suivant leurs aptitudes, devaient les choisir
eux-mêmes, d'Aure se rendit de sa personne aux grandes foires de
Normandie, à celle de Guibray entre autres.
C'est alors qu'on le vit, chose étonnante et toute nouvelle pour
un écuyer du manège méthodique de Versailles, enfourcher
et faire aller, avec une maestria surprenante, des jeunes chevaux qui,
jusqu'alors avaient été livrés à eux-mêmes
dans les herbages et « n'avaient porté que des mouches »,
ainsi que disent les éleveurs normands.
Pouvoir rester sur pareils animaux avec aisance, les faire marcher avec
entrain aux trois allures, était un spectacle digne de l'admiration
des témoins de ces audaces.
Mais avec ces jeunes chevaux, dominés par le puissant centaure
et non dressés, d'Aure ne faisait pas de haute équitation,
quoi qu'en aient pu dire quelques enthousiastes, peu éclairés
sur la matière.
Pour aborder ce genre d'équitation, un dressage progressif est
de toute nécessité.
Et puis, il en était tout autrement de ces jeunes chevaux normands,
peu généreux de leur nature, que des étalons de pur-sang,
dont je vais parler, chevaux d'élite, à grands moyens, qui
avaient subi l'entraînement, livraient leurs forces. Avec des animaux
de si haute qualité et ainsi préparés, une improvisation
plus étendue qu'avec les poulains normands pouvait être abordée.
Au cours de sa jeunesse et des débuts de son âge mûr,
car l'âge impose une limite à ces prouesses, de 1818 à
1840, d'Aure monta au haras du Pin, sans préparation aucune, un
grand nombre d'étalons de pur-sang, dont il pouvait et savait tirer
un tout autre parti que de ces poulains pris au hasard sur les champs de
foire normands.
Parmi ces étalons d'élite, il y a lieu de citer Tigris,
le cheval le plus remarquable que d'Aure ait jamais monté et qui
arrivait d'Angleterre ; Eylau, né au haras du Pin, qu'il entreprit
quelques jours après ses succès remportés sur les
hippodromes en 1839. Après cinq jours de dressage, il fit sur ce
célèbre étalon une reprise de manège. Il fallait
un cheval aussi privilégié, aussi exceptionnel qu'Eylau,
pour obtenir, en si peu de temps, un semblable résultat.
Lorsque j'étais chef d'escadrons à Saint-Cyr, je fis avec
mon maître un séjour au haras du Pin, où il était
envoyé par le général Fleury, alors Premier Écuyer,
pour prendre les mesures qui comportaient de nouvelles dispositions à
prendre pour une écurie d'entraînement.
Ait cours de ce séjour, il me retraça ses souvenirs, me
fit visiter en détail le haras, ses entours, son manège,
et me montra la carrière où, les jours de courses, il montait,
aux applaudissements d'un nombreux publie, les étalons les plus
distingués du haras.
Après s'être étendu sur ses séances pleines
d'éclat, il ajouta : « Ce sont des chevaux comme ceux-là
qu'il vous faudrait, des chevaux pleins d'esprit. » Ainsi disait-il,
employant l'expression usitée chez les anciens écuyers. Il
attribuait à la haute qualité de ces étalons la promptitude
des résultats qu'il obtenait et ses succès.
En souvenir de ses nombreux séjours sur le théâtre
de ses exploits, le nom de « cour d'Aure » fut donné
à la cour avoisinant le manège.
Le Pin possède un tableau, représentant d'Aure montant
un étalon du haras, l'Eclatant, devant Mme la Dauphine, lors d'un
voyage que cette princesse fit au Pin.
Le chevalier d'Abzac avait été directeur de ce haras et
j'ai vu, conservée avec grand soin, la selle française en
velours rouge brodé d'or qui lui servait dans les grandes circonstances.
En improvisation, d'Aure a fait des tours de force et des tours d'adresse.
Il avait aussi une aptitude particulière pour donner du brillant
à ses chevaux et savait saisir, avec un à-propos rare, les
circonstances qui s'y prêtaient. Son talent, certes, ne se limitait
pas là, tant s'en faut.
Toutefois, ce qu'on est convenu d'appeler les difficultés équestres
n'entrait pas dans sa manière.
Ces difficultés consistent dans le fait de pouvoir varier, pour
ainsi dire à l'infini, dans leur expression et leur direction, les
mouvements du cheval, bien que l'exerçant dans des espaces restreints.
Ces exercices tout particuliers, rentrant dans l'équitation artistique,
sont du domaine de l'art pur, se trouvent en dehors de l'emploi usuel du
cheval et exigent une possession des ressorts plus complète que
celle qui suffisait à l'équitation simple et large que d'Aure
pratiquait.
Pour pouvoir obtenir cette variété dans les mouvements,
avec facilité pour le cavalier, sans efforts exagérés
de la part du cheval, il faut être maître des forces de l'animal,
au point de pouvoir jouer avec elles.
On n'y parvient qu'avec une parfaite soumission de tous les ressorts,
qui exige la disparition des moindres résistances. Or, je l'ai dit
déjà, d'Aure, dans sa manière, travaillait ses chevaux
sur des résistances et une soumission aussi absolue n'était
pas dans les buts qu'il poursuivait.
Cependant, avec plusieurs de ses chevaux, surtout dans ses débuts,
il n'a pas été sans sortir de la simplicité de mouvements
qui devait caractériser ses habitudes équestres . ainsi,
avec Le Cerf, appartenant au manège de Versailles, et avec lequel
il commença à fonder sa renommée d'écuyer.
À un moment, mû par l'amour du changement, il voulut abandonner
ce cheval, qu'il montait depuis longtemps, pour en mettre un autre à
son rang. Le vicomte d'Abzac s'y opposa, lui disant qu'il ne trouverait
jamais un cheval pouvant entrer en parallèle avec celui-là.
Il mérite donc d'avoir son historique.
Le Cerf était entier, de robe baie et de race limousine. Avec
lui, d'Aure faisait une reprise compliquée et sans arrêt,
en galopant alternativement juste ou faux à volonté. Toujours
à cette allure, il exécutait une série de contre-changements
de main, de plus en plus serrés, qui en arrivaient à descendre
à trois, puis deux temps de galop et aboutissaient.à quelques
changements de pied à chaque temps.
Ces exercices, qui frappaient alors d'admiration les spectateurs, n'auraient
pas éveillé la surprise chez les cavaliers qui ont vu Baucher.
Mais il faut se reporter à l'époque dont je parle, époque
à laquelle le travail merveilleux, que Baucher devait un jour produire
avec ses chevaux, n'était pas même soupçonné.
Lorsqu'en 1830 le manège de Versailles fut supprimé et
les chevaux vendus aux enchères, Le Cerf fut acheté par un
maître de manège de Paris, nommé Kuntzman. Quelques
années plus tard, d'Aure, sur la demande de lord Seymour, avec qui
il vivait dans une certaine intimité, monta devant lui son ancien
cheval d'école. Ce fut le chant du cygne du noble animal. Lord Seymour,
sous le coup du beau spectacle auquel il venait d'assister, ne voulut pas
que Le Cerf en arrivât à l'état de misère qui
attend le cheval de louage. Il l'acheta séance tenante et le fit
abattre.
Aubry, dans son album intitulé Histoire pittoresque de l'équitation,
montre d'Aure, en tenue d'apparat d'écuyer cavalcadour, montant
Le Cerf. Dans la quatrième édition du traité d'équitation
de d'Aure publiée après sa mort, en 1870, par son fils Olivier,
se voit également Le Cerf, monté par d'Aure, en petite tenue
d'écuyer. Mais le cheval s'y trouve beaucoup moins bien représenté
que dans l'album d'Aubry.
Il y avait un mouvement, sortant tout à fait de l'ordinaire,
très brillant, que d'Aure affectionnait particulièrement
et qu'il pratiquait avec une remarquable adresse. C'est le tête à
queue, en partant d'un galop décidé.
Non seulement Le Cerf, mais la plupart de ses chevaux d'école
étaient familiarisés avec ce mouvement ; entre autres, Maître
de Danse, cheval irlandais, qui s'y faisait remarquer par l'énergie
avec laquelle il l'exécutait. Ce cheval, très puissant, sortait
des écuries de lord Seymour. Réputé indomptable, d'Aure
le transforma en un cheval d'école des plus soumis et le fit monter
à ses élèves.
La fantaisie, parfois, a trouvé place dans ses pratiques.
Il en a donné un premier exemple avec Le Cerf. Étant au
galop, il le désunissait, soit du devant, soit du derrière,
à l'indication qui lui en était, faite.
Un autre exemple se trouve dans les mouvements désordonnés
du trot.
Le trot a eu son heure de vogue pour le cheval de selle. A une époque
qui n'est pas éloignée, sa vitesse était fort recherchée
et en grand honneur.
La position que d'Aure avait prise à la tête du mouvement
équestre lui commandait peut-être de marcher dans la vole
tracée par la mode du jour. Dans tous les cas, son talent se montra
là, aussi supérieur que dans d'autres circonstances, et c'est
avec une grande adresse qu'il donnait du trot aux chevaux qui, de leur
nature, étaient le moins portés vers cette allure.
On petit dire qu'il y avait là pour lui une véritable
spécialité.
Mais il voulut forcer la rapidité du trot, et je dois dire à
quel prix furent obtenus les résultats extraordinaires de vitesse
qu'il atteignit, particulièrement avec Madame Putiphar, appartenant
à lord Seymour.
L'harmonie des mouvements disparaît forcément, lorsque
la vitesse du trot est poussée au-delà des limites marquées,
chez chaque cheval, par les moyens qui lui sont particuliers pour marcher
à cette allure.
Le trot alors se brise et dégénère en un traquenard
à mouvements plus ou moins précipités et désordonnés.
Si cette allure forcée était longtemps soutenue, elle aurait
pour conséquence la ruine prématurée du cheval.
Pour obtenir ce traquenard, d'Aure abandonnait le mors, pour lequel,
comme je l'ai dit, il avait une préférence marquée.
Il faisait alors usage du filet, dans le but de donner au cheval plus de
facilité pour prendre un appui dont la fermeté devait répondre
à l'énergique tension de l'encolure, réclamée
par l'énergie même de l'allure.
Dans cette dégénérescence du trot qui, Il est vrai,
permet d'atteindre une grande vitesse, aussi bien que dans le galop désuni
du Cerf, se trouvent caractérisées des perversions d'allures,
aussi contraires à la beauté du cheval qu'à sa conservation,
et que la fantaisie seule peut expliquer.
Elles sont, en réalité, le contre-pied de l'objectif que
doit se proposer l'écuyer.
Celui-ci, loin de porter atteinte à l'harmonie des mouvements,
qui, d'ailleurs, est naturelle chez le cheval bien construit marchant librement,
doit, au contraire, s'efforcer de l'établir, lorsque le cheval qu'il
monte n'en est pas doté. Elle ne peut découler que de la
régularité des actions, jointe à leur souplesse.
D'Aure, comme fantaisiste, se montra sous un aspect tout autre, dans
une circonstance que je vais rapporter. La scène, qui en découla,
eut un grand retentissement et Saumur en a gardé longtemps le souvenir.
En 1838, le général de Brack invita d'Aure à venir
passer quelques jours à Saumur. Son but était de montrer
à l'école, et dans sa pratique personnelle, le grand cavalier
qui personnifiait si hautement l'équitation du jour, afin que les
écuyers de Saumur, dont le général trouvait l'équitation
arriérée, en tirent profit.
D'Aure monta cinq fois, dont quatre isolément et une en tête
de la reprise des écuyers. Quatre fois, ce fut à l'admiration
générale.
L'exception qui se produisit eut lieu la première fois que le
célèbre écuyer monta Sans-Pareil, le cheval d'école
du lieutenant sous-écuyer Michaux, qui devait devenir général.
Sans-Pareil, que j'ai connu et monté nombre de fois, était
entier, ainsi que tous les chevaux alors affectés au service du
manège. Sa taille était élevée, son poil alezan
brûlé. Né au haras de l'école, il était
fils d'un précédent Sans-Pareil, qui avait été
cheval d'école du commandant Rousselet, et de Milady, jument de
pur-sang renommée comme trotteuse, ayant appartenu au général
Oudinot. C'était l'un des chevaux les mieux mis et les plus brillants
du manège.
Vous le verrez très exactement représenté dans
un portrait au crayon que je possède. Il est monté par le
commandant Rousselet, qui l'avait dressé, et n'a pas de bride. Il
est conduit au moyen d'un simple ruban passé dans la bouche, ce
qui témoigne à la fois de la finesse de son dressage et du
talent du cavalier.
La première fois que d'Aure le monta, peut-être voulut-il
frapper d'étonnement les nombreux spectateurs qui se pressaient
dans la tribune du manège ; peut-être voulut-il prouver que,
s'il savait monter avec une grande supériorité un cheval
d'école bien mis, ainsi qu'il l'avait fait la veille, il pouvait
également sortir des chemins battus et, grâce à la
puissance de sa tenue et de ses moyens d'action, tirer parti d'un cheval
d'école lorsque, par des moyens violents, il le sortait de ses habitudes.
Toujours est-il qu'à peine en selle, il enveloppa l'encolure
de Sans-Pareil de deux coups de cravache. Jamais le noble animal, dont
la nature était généreuse mais très irritable,
n'avait subi pareil traitement.
Le travail qui s'en suivit, on le devine. D'une part, le cheval exaspéré
n'agissant qu'avec colère ; d'autre part, son cavalier l'étreignant
de toute sa puissance et le forçant à l'obéissance.
La scène se prolongeait dans ces conditions et il fallait qu'elle
eût un terme.
Pour finir, d'Aure tenta d'arracher à Sans-Pareil quelques changements
de pied rapprochés en suivant la ligne du milieu. Mais presque aussitôt,
le cheval, s'y refusant, s'arrêta, puis se déroba en se jetant
vers le garde-botte, et, après une lutte des plus violentes, dans
laquelle le cavalier finit par reporter le cheval sur la ligne du milieu,
d'Aure mit pied à terre et, caressant Sans-Pareil, blanc d'écume,
les flancs en sang, dit à haute voix : « Va, tu es un noble
animal, je t'ai monté comme un massacre. » Dans l'assistance,
lune voix fit écho, disant : « C'est vrai. » C'était
la voix du sous-écuyer Michaux.
Le lendemain, d'Aure remonta Sans-Pareil, mais alors avec toute la mesure
que comportait son dressage délicat. Bien que le cheval fût
encore sous l'impression des sévices subis la veille, d'Aure triompha
de sa nervosité avec un tact qui était en opposition complète
avec les moyens violents dont il avait fait usage le jour précédent.
L'écuyer se montra alors dans tout son éclat, en même
temps qu'il fit briller les hautes qualités de Sans-Pareil, dans
un travail irréprochable comme correction et plein d'animation.
Cette fois, des applaudissements unanimes accompagnèrent le grand
cavalier lorsqu'il mit pied à terre.
Si d'Aure a été un jour violent avec Sans-Pareil, il ne
faudrait pas en inférer que la brutalité, comme on l'a avancé,
fût dans sa manière habituelle, et surtout qu'il ait été,
comme l'ont proclamé certains de ses adversaires, un contempteur
de l'art, un bousculeur de chevaux.
Qu'il ait eu parfois des exigences extrêmes, je ne le nie pas.
Quel est l'homme de cheval qui, un jour ou l'autre, n'est pas tombé
dans la même faute ? J'affirme que tout cavalier, tant soit peu énergique,
qui n'a eu aucun reproche à se faire à cet égard,
n'a monté, à coup sûr, ni cherché à dresser
beaucoup de chevaux.
A Versailles même, où les effets de force, les moyens violents
et de contrainte étaient si sévèrement interdits,
un témoin, qui l'a rapporté, n'a-t-il pas vu, un jour, le
chef de ce manège, le vicomte d'Abzac, frapper sur la tête,
avec le manche de la chambrière, un sauteur qu'il dressait dans
les piliers.
Quel est donc, le cavalier qui, dans sa vie, malgré tout ce qu'ils
ont de blâmable, n'a pas cédé aussi à quelques
mouvements d'impatience ou de colère ? Si une exception était
à faire, peut-être y aurait-il lieu de l'appliquer au commandant
Rousselet.
Certainement, d'Aure, dans sa jeunesse surtout, a dû parfois abuser
de sa puissance équestre : ainsi, à l'époque où,
écuyer à Versailles, il recherchait les chevaux difficiles
pour affermir sa tenue, à la suite de la mésaventure qui
lui survint, la première fois qu'il fit usage de la selle anglaise,
et que j'ai racontée. La nature des chevaux qu'il recherchait alors
exigeait que le cavalier leur imposât sa domination, et certainement
le jeune écuyer cavalcadour, dans plus d'une circonstance, a dépassé
la mesure.
Mais - et, d'Aure me l'a répété plusieurs fois
-si, comme on l'a dit, il avait usé de brutalité envers les
jeunes chevaux qu'il montait dans les foires normandes et les étalons
du haras du Pin, à chaque épreuve, c'est sa vie qui eût
été en danger.
La brutalité entraîne à sa suite une idée
de méchanceté, et mo
n maître avait coutume de dire que les véritables hommes
de cheval ne sauraient être des hommes méchants.
Seulement, il n'aimait pas qu'on lui joue de mauvais tours et sa riposte
a été parfois sévère. Je vais en donner deux
exemples qui se rapportent à l'époque où, après
la suppression de Versailles, il tenait manège à Paris.
Un jour, lord Seymour lui donna à mo
nter, pour une promenade à faire de concert an bois de Boulogne,
un double poney dont le caractère ambitieux se montrait dans toute
sa violence lorsqu'étant en compagnie il ne tenait pas la tête.
Lord Seymour, dans une intention peu courtoise, prit les devants à
une allure vive, et d'Aure, après quelques efforts infructueux pour
contenir le poney, le laissa aller à toute sa fougue ; les allées
du bois le permettaient.
Un moment vint où le poney, ayant dépensé sa vigueur,
commença à souffler et à se ralentir. D'Aure, alors,
lui mit les éperons aux flancs et le fit courir beaucoup plus longtemps
qu'il lie l'eût voulu.
Le cheval était à bout de forces et d'haleine, sa robe
grise était devenue bleue sous l'intensité de la sueur, lorsque
d'Aure, rejoignant lord Seymour, lui dit de son ton railleur : «
Votre poney a besoin de rester un peu au pas car, après avoir couru
pour son compte, je l'ai fait courir un peu pour le mien. Il a un bon galop
et, si vous le désirez, on pourra en faire un cheval de femme. »
Si l'assaut qu'avait subi le poney n'entraîna pour lui qu'un excès
de fatigue, les conséquences furent tout autres pour le cheval dont
on se servit dans le but de jouer à d'Aure un mauvais, tour d'un
genre différent.
Il avait accepté de monter un cheval qui, disait-on, présentait
assez de difficultés et qu'il ne connaissait aucunement. Lorsque
le cheval fut conduit au manège, son propriétaire, accompagné
de quelques amis, y prit place.
Aux premières exigences, le cheval répondit par des bonds
rappelant les sauts du cheval dressé en sauteur en liberté.
D'Aure ne s'y méprit pas, lui qui avait monté et dressé
des sauteurs à Versailles. Il jugea de suite qu'il avait entre les
jambes un ancien sauteur et le laissa faire.
Après avoir supporté une série de bonds qui le
secouèrent assez rudement, son regard se porta sur le propriétaire
du cheval, qu'il vit sourire, ainsi que ses amis.
Alors il appela son domestique, Pierre, qui a été longtemps
à son service et que j'ai connu lorsque son ancien maître
le fit entrer aux écuries impériales, en qualité de
piqueur de la selle. « Pierre, cria-t-il, donne-moi mon bâton
», et Pierre lui remit sa forte canne. Puis, s'adressant au propriétaire
du cheval, il lui dit : «Monsieur, votre cheval vient de sauter pour
vous. Eh bien maintenant, il va sauter pour moi. » Alors éperons
et bâton entrèrent enjeu, tant et si bien que le cheval y
gagna une fluxion de poitrine dont il mourut.
Les deux faits, que je viens de rapporter et dont j'ai donné
les causes, servirent à accréditer la réputation de
brutalité faite à d'Aure. Le premier, en raison surtout de
la haute situation que lord Seymour occupait dans le monde du sport ; le
second, par suite de la gravité de ses conséquences, qui
eurent un grand retentissement.
Pendant que j'étais à Saumur, lieutenant d'instruction,
au cours de deux années par conséquent, il n'y a pas une
circonstance où j'aie vu mort maître faire acte de brutalité.
Si, une fois pourtant, mais c'était pour notre instruction.
Il s'agissait de nous montrer comment la longe à trotte
r, munie du caveçon, devait être employée lorsqu'on
voulait en faire usage comme moyen de châtiment. Ceux qui ont dressé
des chevaux vicieux savent que le cas peut se présenter.
Si le coup de caveçon est donné lorsque le cheval tend
la longe ou porte la tète en dehors du cercle, il n'a que peu d'effet.
Il faut amener la tête du cheval un peu en dedans du cercle, puis
donner du flottement à la longe, en même temps qu'on élève
la main, et l'abaisser ensuite plus ou moins vivement, suivant la force
qu'on veut donner ait coup de caveçon.
D'Aure, après avoir fait la démonstration, prit la longe
en main et nous montra combien ce moyen de châtiment, employé
avec un peu d'adresse, pouvait être violent.
Le cheval choisi pour la démonstration, l'un des plus médiocres
de la Carrière, s'appelait Corbeau. Parmi mes camarades, des âmes
sensibles s'apitoyèrent sur le sort de Corbeau. Il subissait un
châtiment immérité, c'est vrai, mais cet acte de brutalité,
si on le juge tel, n'était-il pas justifié par le but que
le maître lui avait assigné ?
CHAPITRE XIII
D'Aure (suite). - Divers jugements portés sur son équitation
personnelle. - Elle a varié suivant les milieux. - Son enseignement
a varié également. - A Versailles ; importance donnée
à la position ; les Pages. - A Paris. - A Saumur ; grande importance
qu'il acquiert. - Nombre restreint des élèves de Versailles.
- Bellanger et Bergeret. -- Catégories des élèves
de Saumur. - Durée des cours. - L'étude de l'équitation
avant et après 1870. - Prestige dont le manège était
entouré. - D'Aure joint à son talent les connaissances hippiques
les plus variées. - Énoncé de ses écrits. -
Supériorité de son cours de 1853 sur son traité de
1834. - Nécessité de l'expérience.
D'Aure a été très diversement jugé au point
de vue de son équitation personnelle.
.La diversité de ces jugements trouve son explication dans les
différentes manières du maître, car il y a eu le d'Aure
des jeunes années et le d'Aure mûri par le temps et l'expérience.
Le d'Aure des jeunes années apparaît à Versailles,
alors qu'instruit par les d'Abzac, il se livrait conjointement à
l'improvisation et se faisait « casse-cou », suivant la sévère
expression du vicomte, qui blâmait certaines de ses pratiques comme
n'étant pas suffisamment méthodiques et parfois trop osées,
Il n'en est pas moins vrai qu'après la mort du vicomte d'Abzac,
et au manège comme au-dehors, il était de beaucoup l'écuyer
le plus en renom de Versailles et qu'une grande réputation l'entourait
déjà lorsqu'éclata la Révolution de 1830.
Après la suppression du manège de Versailles, entraînée
par la chute de l'ancienne monarchie, d'Aure, plein de jeunesse encore
tenait manège à Paris et successivement rues Cadet, Duphot,
de la Chaussée-d'Antin. Ce dernier manège, reconstruit pour
d'Aure, se faisait remarquer par ses belles dimensions et son architecture.
Se trouvant alors complètement libre de ses actions, plus que
j i il s'engagea dans le mouvement équestre du moment.
À Paris, sur ce nouveau théâtre, il sut prouver
qu'avec les aptitudes qui lui étaient propres et ce qu'il avait
acquis au manège de Versailles, mieux que tout autre, il savait
tirer parti d'un cheval dressé ou non.
Il avait alors des relations, journalières avec un homme tout
à fait en vedette dans le monde en vue, parmi les sportsmen particulièrement,
et qui était son élève : lord Henry Seymour, dont
le nom s'est déjà trouvé sous ma plume et qui a été
l'un des quatorze membres fondateurs du Jockey-Club, fondé à
Paris en 1833. Possesseur d'une fortune considérable, il avait une
écurie princière. D'Aure montait ses chevaux et c'est à
lui qu'il dédia son traité d'équitation paru en 1834.
À cette époque, l'ancien écuyer de Versailles dominait
d'une grande hauteur le monde équestre, au milieu duquel il vivait
et qui admirait surtout en lui la confiance illimitée dans sa tenue,
la puissance et l'à-propos de ses moyens de domination, ses courageuses
et brillantes improvisations.
D'Aure se montre sous un jour tout autre lorsqu'en 1847 il prend le
commandement du manège de Saumur.
Il atteignait alors la maturité de son talent ; l'âge arrivait
et l'heure des audaces équestres était passée pour
lui.
Le lieu eut été peu propice d'ailleurs pour se livrer
à des improvisations comportant parfois des luttes qu'une sage équitation
réprouve et qui, à Paris, avaient ébloui, même
dans leurs écarts, ses élèves et ses admirateurs.
À l'école de cavalerie, il se trouvait dans un milieu
tout différent. D'abord, chaque jour, il aurait rencontré
là pour le juger, sinon un sévère d'Abzac, du moins
des juges éclairés, des écuyers tels que Rousselet,
Guérin, et un groupe d'hommes de cheval de mérite et d'expérience.
Puis, son exemple, qui pouvait être sans danger, lorsqu'il professait
à la jeunesse dorée de Paris, eut été des plus
funestes pour les officiers qu'il était appelé à instruire
à Saumur.
A Paris, en effet, si ses brillantes improvisations frappaient l'imagination
de ses élèves, leurs conséquences, du moins, en restaient
là, par suite du bu t limité que se proposait la jeunesse
élégante qui venait s'instruire à son école.
Mais, à Saumur, il en eût été tout autrement.
D'Aure n'aurait trouvé que trop d'imitateurs, plus ou moins heureux,
chez nos jeunes officiers, pleins d'entrain, d'énergie, et dont
beaucoup ne demandaient qu'à tout oser. Il était trop clairvoyant
pour ne pas s'en rendre compte.
A l'école de cavalerie et d'accord avec son âge, son expérience,
sa raison, son équitation personnelle fut ce qu'elle devait être,
énergique, mais sage en même temps et visant surtout l'exploitation
du cheval dans son emploi usuel.
A part sa fantaisie d'exagération du trot, dont j'ai parlé,
d'Aure pouvait, en tout, servir de modèle aux officiers qu'il était
appelé à instruire, et c'est magistralement qu'il conduisait
la reprise des écuyers, dans une succession de mouvements larges
et bien dessinés ; là était leur caractère.
Si d'Aure a varié dans son équitation personnelle son
enseignement non plus n'a pas été uniforme. Il s'est ressenti
des milieux dans lesquels le célèbre écuyer a été
appelé à professer.
A Versailles, son enseignement fut tout à fait méthodique.
Il ne pouvait en être autrement, professant sous la direction du
vicomte d'Abzac, qui voulait une instruction des plus progressives et ne
souffrait aucune dérogation à ses principes, lorsqu'il s'agissait
de donner la leçon.
Pour se rendre compte de la progression que suivait l'instruction et
de l'importance qui, tout d'abord, était attachée à
l'assiette du cavalier, point de départ de toute bonne position,
il suffit de savoir que les pages, qui montaient au pendant trois ans,
ne prenaient les étriers que la troisième année seulement.
Il en était de même des éperons.
Les parcs formaient deux classes d'élèves, la haute et
la basse. La première, sous la direction de d'Abzac ; la seconde,
sous celle de d'Aure.
Lorsqu'après la mort de d'Abzac, survenue en 1827, d'Aure eut
la direction de l'instruction, qu'il conserva jusqu'en 1830, il était
trop jeune et les principes suivis à Versailles émanaient
d'un maître trop illustre, avaient des racines trop profondes dans
tout le personnel du manège, pour qu'il pût songer à
modifier l'enseignement. Aussi est-il resté, après la mort
du vicomte d'Abzac, ce qu'il était de son vivant.
C'est le comte de Boisfoucaud qui, étant le plus, ancien écuyer,
a été nominalement le chef du manège en remplacement
du vicomte d'Abzac. Mais la direction de l'enseignement fut placée
dans les mains de d'Aure qui, au manège de Versailles, « Se
trouve actuellement être le seul homme d'un véritable talent
». Telles sont les expressions contenues dans un document officiel
concernant les mutations qu'entraîna la mort du vicomte d'Abzac et
qui se trouve dans les archives de la Grande Écurie.
Après la suppression du manège de Versailles, lorsque
d'Aure se mit, à Paris, à la tête d'un manège
privé, son enseignement se modifia.
Non seulement il avait alors les coudées tout à fait franches
pour sortir du méthodisme de Versailles qui l'avait enserré,
mais les conditions dans lesquelles se présentaient ses nouveaux
élèves, venaient encore l'y inciter.
C'étaient des jeunes gens de fortune, flattés, en général,
de prendre leçon près de celui qu'entourait le prestige d'avoir
« montré aux pages », comme on disait alors. Ils apprenaient
seulement pour eux-mêmes et non pour transmettre ensuite l'instruction
qu'ils recevaient.
Ils voulaient aussi apprendre vite et d'Aure fit avec eux de l'instruction
hâtive, suffisante toutefois pour, satisfaire à ce que demande
l'équitation des gens du monde.
Il brisa avec la progression méthodique de Versailles et ne
s'attarda pas dans les moyens mis en usage par son maître pour parfaire
la position.
Mais, tenant à faire de ses élèves des cavaliers
hardis, entreprenants, il ne pouvait y parvenir sans éveiller leur
énergie et les pousser vers certaines hardiesses. Aussi, ces jeunes
gens, peu préparés pour la plupart à une école
aussi sévère, trouvaient-ils leur maître peu tendre
pour eux.
Quoi qu'il en soit, en sortant de ses mains, ses élèves
possédaient tout ce qui est nécessaire à l'homme du
monde pour se servir largement du cheval, employé comme cheval de
campagne.
A Saumur, lorsque, écuyer en chef, d'Aure eut le commandement
du manège de l'École de cavalerie, son enseignement prit
un autre caractère.
Mais, avant d'entrer dans les détails le concernant, il va d'abord
lieu de constater qu'il présentait là une importance tout
autre qu'à Versailles et à Paris.
Pour ce qui est de Paris, ce que je viens d'en dire suffit à
le prouver. Quant à Versailles, un coup d'oeil jeté sur les
élèves instruits à ce manège mettra en évidence
l'importance bien autrement grande du manège de Saumur.
A Versailles, les élèves étaient en nombre restreint.
Ils comprenaient :
Quelques jeunes gens de famille, aptes à devenir élèves-écuyers
ou écuyers. Les élèves-écuyers étaient
employés spécialement au service du manège. Les écuyers
étaient de différentes sortes, répondant à
des charges de cour. Les écuyers de manège étaient
les moins nombreux.
Quatre gardes du corps, envoyés par les compagnies pour faire
des instructeurs. Un refus formel avait été opposé
aux demandes réitérées d'admettre un plus grand nombre
de Gardes du corps et des officiers de la garde royale.
Quelques élèves, en très petit nombre, qui, par
faveur toute spéciale, venaient apprendre pour eux-mêmes et
sans autre but ;
Les pages du roi, futurs officiers de cavalerie, dont l'organisation
datait seulement de novembre 1820. La durée des études était
de trois ans et le recrutement annuel de vingt-deux, en moyenne. En comprenant
la dernière admission, celle de 1830, les pages furent, en tout,
deux cent dix-huit. Ils ne montaient au manège que trois fois par
semaine et la leçon n'avait pas plus de vingt à vingt-cinq
minutes de durée.
Les gens du service des écuries, destinés à être
un jour sous-piqueurs ou piqueurs.
Ces élèves-piqueurs se divisaient en deux catégories,
en « élèves bleus » et « élèves
galonnés ». Ils tiraient leur nom de leur uniforme même,
simplement bleu pour les premiers ; de même couleur, mais rehaussé
de galons aux manches et aux poches, pour les seconds.
Ils étaient attachés ait service de la selle, à
celui du manège et, par exception, au service des attelages.
A la réorganisation des écuries du roi, en 1816, il y
avait sept « élèves bleus » et, six « élèves
galonnés ». Par la suite, leur nombre a varié.
Les vacances de piqueurs étaient rares et des raisons d'économie
en firent encore diminuer le nombre. Ainsi, de 1819 à 1830, et laissant
en dehors les services de la selle et des attelages qui réclamai
un service de piqueurs plus nombreux, le manège de Versailles proprement
dit n'eut pour son service particulier qu'un piqueur, Bellanger, et qu'un
sous-piqueur, Bergeret. J'ai connu Bergeret, je l'ai vu à cheval,
et, dans sa position, il réalisait bien complètement le type
recherché au manège de Versailles. Son nom reviendra sous
ma plume lorsque je parlerai de la mort du comte d'Aure.
L'exposé que je viens de faire des différentes catégories
d'élèves de Versailles, montre que l'enseignement donné
dans ce manège se limitait, à bien peu d'exceptions près,
à la maison et au service des écuries du roi ; tandis que
c'est à la cavalerie entière, à l'artillerie, à
toutes les troupes à cheval que s'étendait l'instruction
donnée à Saumur. Comme importance, il n'y a donc pas de comparaison
possible entre le manège du Roi et celui de l'École de cavalerie.
Lorsque d'Aure en eut le commandement, la durée des cours d'officiers,
réduite depuis, était de deux ans, ou, pour parler tout à
fait exactement, de vingt et un mois. On ne croyait pas alors que ce fût
donner trop de temps aux études que comportent la connaissance et
l'emploi du cheval.
Avant la réorganisation de l'école, qui suivit la guerre
de 1870, l'équitation, le cheval et tout ce qui s'y rapporte occupaient
dans l'enseignement de Saumur une place tout autre qu'aujourd'hui.
Le manège était alors entouré d'un assez grand
prestige pour que je me demande si, à cette époque, la position
d'écuyer en chef ne pouvait pas rivaliser avec celle de général
commandant l'école. Je suis autorisé à m'exprimer
ainsi, ayant occupé les deux positions.
A l'appui de mon opinion, je dirai que, nommé écuyer
en chef, étant chef d'escadrons, j'ai conservé cet emploi,
étant lieutenant-colonel, puis colonel, ce qui paraîtrait
bien étrange aujourd'hui. Depuis près de deux ans, j'avais
ce dernier grade, lorsque la guerre de 1870 éclatant, je quittai
mes fonctions d'écuyer en chef pour prendre le commandement d'un
régiment.
Toujours est-il que d'Aure prit alors une situation trop importante
à l'Ecole de cavalerie et vis-à-vis de l'armée pour
que je ne m'étende pas sur ses connaissances spéciales et
sa manière d'exercer le commandement du manège de Saumur,
avant de parler de son enseignement dans cette école.
A son grand talent d'exécution dans les différents genres
d'équitation, d'Aure joignait une parfaite connaissance du cheval
et une instruction hippique des plus variées.
Il avait acquis ces connaissances, d'abord à Versailles, tant
au manège du Roi que dans ses fréquents séjours en
Normandie, ce grand centre d'élevage, au haras du Pin, dans les
achats qu'il faisait aux foires normandes pour la remonte des écuries
du Roi ; ensuite à Paris, dans le monde du sport où il brillait,
dans son intimité avec des hommes tels lord Henry Seymour, ayant
une écurie de course réputée ; puis, en fondant une
société dans le but d'exercer sur le cheval de commerce l'influence
qu'exerce le Jockey-Club sur le cheval de course.
Cette tentative, qui avait particulièrement en vue de remettre
en faveur les chevaux de races indigènes, le cheval normand surtout,
ne fut pas heureuse ; elle échoua.
Les aptitudes administratives et commerciales, qui eussent été
tout d'abord nécessaires pour mener l'entreprise à bonne
fin, n'étaient pas dans la nature de d'Aure, et l'expérience,
qu'il y acquit au point de vue de la connaissance du cheval et de ses différents
emplois, se fit aux dépens de sa fortune.
C'est à cette époque qu'il forma le projet de quitter
la France et qu'il écrivit : « Je me suis décidé
à aller chercher à l'étranger de nouvelles lumières
sur un art qui sera, jusqu'à la fin, l'objet de mes études.
»
On peut avancer qu'aucune des questions concernant le cheval ne lui
était étrangère. L'énoncé de ses écrits
suffirait à en témoigner. Le voici :
De l'industrie chevaline en France et des moyens pratiques d'en assurer
la prospérité - 1840.
Utilité d'une école normale d'équitation. De son
influence sur l'éducation du cheval léger, sur les besoins
de l'agriculture et sur les ressources qu'elle peut offrir à la
classe pauvre - 1845.
Des haras et de la situation chevaline - 1852.
Question chevaline. Dans cet écrit se présente, esquissée
; la question des haras. On y trouve ce qui se faisait autrefois, ce qui
se fait, ce qu'il serait nécessaire de faire pour l'avenir. La question
du service des remontes de l'armée y a aussi sa place - 1860.
Encore la question chevaline. Cette publication -vise la défense
des haras et établit leur nécessité -1860.
Traité d'équitation, suivi d'une lettre sur l'équitation
des dames. Il eut quatre éditions, portant les dates de 1834, 1843,
1847 et 1870. Celle-ci fut publiée par les soins d'Olivier d'Aure,
fils de mon maître. Les trois dernières éditions sont
précédées d'un aperçu sur les diverses équitations
depuis le seizième siècle jusqu'à nos jours. Dans
cet aperçu, la méthode Baucher se trouve souvent visée.
Observations sur la nouvelle méthode d'équitation. Méthode
Baucher - 1842.
Réponse à un article parti dans le -Spectateur militaire
en faveur de la nouvelle méthode d'équitation. Méthode
Baucher - 1843.
Cours d'équitation, faisant suite au cours d'hippologie de M.
de Saint-Ange, écuyer chargé de la direction du haras d'études
de l'école de cavalerie.
Ces deux ouvrages étaient destinés à remplacer
le « Cours d'équitation militaire » à l'usage
des corps de troupes à cheval, approuvé par le ministre de
la guerre, enseigné à Saumur depuis 1825. Il avait été
rédigé par MM. Cordier et Flandrin, l'un, écuyer-commandant
et l'autre, écuyer-professeur à l'école de cavalerie.
Une première rédaction dit Cours d'Équitation du
comte d'Aure fut publiée en 1851.
Une seconde rédaction, beaucoup plus complète, lui succéda.
Ce cours fut alors adopté officiellement et enseigné à
l'école de cavalerie, ainsi que dans les corps de troupes à
cheval, par décision du ministre de la guerre, en date du 9 avril
1853. Il devrait être toujours en vigueur, aucune décision
ne l'ayant mis hors d'usage.
Tout homme de cheval qui portera soit examen sur les oeuvres équestres
de d'Aure sera frappé de la supériorité de son Cours
d'équitation de 1853 sur son Traité d'équitation de
1834. Ces deux ouvrages se différencient, en quelque sorte, par
tout t ce qui distingue l'oeuvre d'un élève, d'un élève
de talent il est vrai, doué d'imagination et d'une belle intelligence,
de l'oeuvre d'un maître.
Cependant le traité de 1834 a été écrit
lorsque d'Aure sortait des mains du vicomte d'Abzac, le premier des maîtres
de l'époque.
On pourrait aussi être porté à croire que sa nature
si privilégiée, douée au plus haut degré du
sentiment équestre, et qui se distinguait par l'inspiration plus
que par la réflexion, devait lui -révéler promptement
et sans grand labeur les secrets de l'art. La Providence semblait vraiment
avoir tout fait en sa faveur et ne vouloir lui laisser rien acquérir,
lui refusant même certains dons utiles pour progresser.
Néanmoins, si une grande supériorité est acquise
à son deuxième ouvrage, c'est parce qu'il a été
écrit une vingtaine d'années après le premier, alors
que d'Aure avait cinquante-trois ans.
Pour l'écuyer, même le mieux doué, instruit à
la meilleure des écoles, l'expérience est nécessaire
pour écrire avec conviction, certitude et autorité, sur son
art, n'avoir pas à se déjuger et à regretter peut-être
ce qu'il aura écrit et publié trop hâtivement.
Cette expérience, indispensable à l'écuyer pour
sa pratique personnelle autant que pour son enseignement, exige le temps
et ne se transmet guère. Elle ne petit être acquise, en réalité,
que par l'écuyer lui-même, à ses dépens, et
à l'aide de longues années de travail, de méditations
et d'observations ; chaque cheval, d'ailleurs, présentant, pour
ainsi dire, un objet d'étude particulier.
Il est à remarquer que la troisième édition du
Traité d'équitation, bien que publiée peu de temps
avant que d'Aure fût désigné pour prendre le commandement
du manège de Saumur, des années, par conséquent, après
la première, ne diffère cependant, de celle-ci que par quelques
retouches qu'il y aurait à peine lieu de signaler.
En voici les raisons :
Lorsqu'après la suppression du manège de Versailles,
d'Aure tenait manège à Paris, il n'avait pas d'émules
dans le monde équestre, au milieu duquel il vivait, qu'il dominait
et, les admirations de son entourage aidant, l'utilité d'écrire
un nouvel ouvrage sur l'équitation ne s'était pas fait sentir
pour lui ; d'autant moins qu'un éditeur lui avait offert de publier
à ses frais une seconde édition de son Traité d'équitation.
Puis survint sa polémique avec Baucher, qui eut suffi à
empêcher la publication d'un ouvragé différent de celui
qui était attaqué ; cette polémique, comme toutes
celles du même genre, ayant eu pour conséquence, d'une part,
l'attaque passionnée des écrits de l'adversaire, d'autre
part, leur défense obstinée.
Ces temps étaient déjà loin lorsqu'en 1853 d'Aure
publia son Cours d'équitation.
Depuis six ans, il était à Saumur, dans ce grand centre
de cavaliers et d'écuyers ayant leur valeur. Des chevaux de toute
provenance, et en grand nombre, avaient passé journellement sous
ses yeux et avaient été soumis à son examen, à
ses pratiques.
Avec sa facilité d'assimilation, il avait su profiter de tout
ce qui se passait autour de lui, de ce qui se disait et se faisait dans
ce monde équestre, au milieu duquel il vivait. Les observations
et questions qui lui étaient adressées par des lieutenants,
ses élèves, cavaliers déjà expérimentés
et désireux de s instruire, n'avaient pas été non
plus sans porter quelque fruit. Même l'opposition, qu'il avait rencontrée
chez certains écuyers, avait eu son utilité.
À l'École de cavalerie, ses connaissances équestres,
d'accord avec son expérience, allèrent grandissant et, lorsqu'il
écrivit son cours de 1853, sa valeur l'emportait sensiblement sur
ce qu'elle était à son arrivée à Saumur.
Toutefois, avant sa venue à cette école, son grand talent
de praticien s'était affirmé d'une façon trop éclatante
pour qu'il ne fût pas accueilli, dès son arrivée à
Saumur, comme un grand maître dans l'art équestre.
CHAPITRE XIV
D'Aure (Suite). - Il est indispensable que l'écuyer en chef
ait un grade. - Condamnation des écuyers civils. - Flandrin. -D'Aure
et le colonel Jacquemin. L'enseignement de d'Aure influencé par
l'absence de grade. - Il s'occupe particulièrement des lieutenants.
- Fonctions des capitaines-instructeurs. -D'Aure me confie ses chevaux.
- « Marcellus ». - « Endymion ». - « Chasseur
». - « Angevin ». - Buts poursuivis par le maître
avec ses chevaux d'extérieur. - Chevaux d'élite qu'il a montés.
- Dressage de ses chevaux au manège. - « Néron »
- Ses difficultés ; son mors spécial ; son travail. - Le
cheval droit, - Ce que l'écuyer en chef doit faire personnellement.
- Manière de faire de Novital ; de d'Aure ; la mienne. - Innovations
de d'Aure à Saumur. - Ses exigences essentielles concernant la position.
- Moyen employé pour vaincre la raideur des ducs d'Orléans
et de Nemours.
Si, pour occuper la position d'écuyer en chef, d'Aure avait,
à un haut degré, le talent que cette fonction réclame,
il lui manquait le grade qu'elle comporte lorsque c'est un officier qui
en a la charge.
Malgré la supériorité de son talent reconnue de
tout le monde, les ressources que lui offrait son esprit si délié,
ses qualités exceptionnelles d'homme du monde, il lui était
difficile d'exercer, dans sa plénitude, son commandement sur les
écuyers et les officiers qu'il avait à diriger ou à
instruire.
La nécessité du grade, pour commander à qui porte
l'épaulette, entraîne une objection presque décisive
contre l'intrusion des écuyers civils au manège de Saumur,
malgré la supériorité de talent qu'on pourrait attendre
d'hommes consacrant leur vie à l'équitation.
Soumis à un homme ne portant pas l'épaulette, l'officier
est toujours prêt à se cabrer, lorsque celui, auquel il devrait
obéir, veut lui imposer son autorité.
Plutôt que d'employer la fermeté dans l'exercice de son
mandat, l'écuyer civil avait recours aux concessions, et surtout
aux sentiments qu'il savait inspirer aux officiers, ses élèves,
par sa bienveillance et son aménité. Ainsi en était-il
de Bachon, écuyer civil, dont j'aurai l'occasion de parler lorsque
je m'occuperai du personnel du manège.
Si l'écuyer qui n'a pas l'épaulette pour affirmer son
autorité agit à l'encontre de ce que je viens de dire, les
conséquences peuvent en être déplorables. En voici
un exemple :
M. Flandrin, que je vis à Saumur, pendant qu'il y faisait un
séjour en observateur critique et alors que je m'y trouvais comme
lieutenant, était un homme fort instruit et de grand savoir hippique.
Il avait pris une large part à la rédaction du Cours d'équitation
militaire de 1825 et le professait avec distinction lorsque, attaché
au manège de Saumur avec le titre d'écuyer-professeur, il
était chargé de cet enseignement.
Mais M. Flandrin avait l'esprit caustique ; les nombreuses brochures
qu'il a publiées depuis sa mise à la retraite, qui date de
1834, suffiraient à en donner la preuve. Il blessa, par des traits
d'esprit, des officiers qu'il était chargé d'instruire. Ceux-ci
ripostèrent, et les rapports entre l'écuyer civil et ses
élèves s'envenimèrent à ce point que, pour
assurer l'autorité de M. Flandrin sur les officiers, un capitaine
dut être commandé, pour assister à son cours.
D'Aure avait, dans ses attributions d'écuyer en chef, la direction
de tout le service du manège et cette responsabilité lui
causa plus d'un ennui.
D'une manière générale, et par le fait même
de sa, nature, J'ordre lui faisait défaut. Son commandement, non
plus, ne s'exerçait pas toujours avec assez de fermeté et
d'uniformité. Le service du manège en subit les conséquences.
Le colonel Jacquemin, père du général actuel et
qui devint lui-même officier général, était
alors commandant en second de l'école. À ce titre, il fut
appelé à faire à d'Aure des observations, d'ordre
intérieur, sur la régularité du service dont il était
chargé, la discipline qui devait y régner. Ces observations
blessèrent, au delà de leur portée, l'écuyer
en chef et en voici les raisons :
Lorsque d'Aure était écuyer au manège de Versailles,
il avait connu Jacquemin maréchal des logis, et aux hussards de
la Garde, si j'ai bonne mémoire. La distance était grande
alors entre le brillant écuyer cavalcadour, enfant gâté
du roi, remarqué à la cour, y ayant de grands succès
et lé simple sous-officier.
D'Aure ne pouvait perdre le souvenir de son ancienne supériorité
et, un jour, à la suite d'une observation- qui l'avait froissé,
il me dit : « Ah ! ne faites pas comme moi, ne donnez jamais votre
démission. Pour pouvoir entrer au manège de Versailles, j'ai
dû sacrifier ma position d'officier, mais, si j'étais resté
dans l'armée, aujourd'hui je serais le supérieur de Jacquemin
et, au lieu de recevoir ses observations, ce serait à moi à
lui en faire. Lorsqu'il m'a blessé, je rentre chez moi, je me jette
sur mon lit et, fermant les yeux, je revis dans le passé, me voyant
à la cour, écuyer cavalcadour du roi, et Jacquemin à
la caserne. »
Les observations du commandant en second, ai-je besoin de le dire, ne
visaient jamais l'enseignement équestre. L'écuyer en chef
professait de sa personne et dirigeait l'instruction donnée au manège,
tout à fait comme il l'entendait.
Son enseignement personnel subit l'influence de sa position d'écuyer
civil, qui ne lui conférait pas l'autorité indiscutable que
donne la supériorité du grade.
Et puis, par caractère, l'écuyer en chef n'était
pas enclin à s'imposer. Loin de là. Pour que son enseignement
prît son essor, d'Aure avait besoin d'être mis en confiance,
encouragé, ou au moins accepté sans résistances.
Il n'aimait pas à entrer dans la discussion et, après
avoir donné son opinion qui, d'habitude, n'avait rien de dogmatique
ni de tranchant, il gardait le silence ou abordait aussitôt un autre
sujet inspiré par son esprit d'homme du monde et exposé parfois
avec une certaine bonhomie railleuse.
S'imposer aux écuyers, aux maîtres, ou discuter avec eux,
n'était donc pas dans sa nature. Il les laissait professer et enseigner
à peu près à leur guise. Mais, se trouvant tout à
fait à l'aise avec ses élèves, il leur donnait tous
ses soins.
Il s'occupait spécialement des lieutenants d'instruction, cavaliers
en général assez expérimentés pour apprécier
la valeur de son enseignement et l'appliquer. Ils étaient aussi
tout portés à l'accepter, étant venus à Saumur
surtout pour compléter leur instruction équestre dont les
régiments devaient ensuite bénéficier, la plupart
de ces lieutenants étant destinés à devenir capitaines-instructeurs.
À cette époque, le capitaine-instructeur était
chargé de l'instruction équestre et militaire, du dressage
des chevaux de tout le régiment.
D'Aure confia à des lieutenants d'instruction - j'étais
du nombre - le cours d'équitation théorique et pratique des
cavaliers élèves-instructeurs. Jusqu'alors cette mission
était restée dans l'apanage exclusif du personnel du manège.
C'était donc des lieutenants, en réalité ses élèves
propres, bien qu'ils eussent un capitaine-écuyer attitré
- le mien était Darnige, dont je parlerai plus loin - qu'il chargea,
par ce fait même, de transmettre son enseignement.
C'est également avec des lieutenants qu'il composa la reprise
de manège entrant dans les exercices du carrousel de fin d'année,
et qui, jusqu'alors, avait été réservée aux
écuyers seuls. Au carrousel de 1851, j'étais conducteur de
cette reprise.
Lorsque l'écuyer en chef s'absentait, c'est encore à des
lieutenants d'instruction qu'il s'adressait pour monter les chevaux à
son rang. Avec quel plaisir je montais ceux qu'il me confiait, et aussi
avec quel soin, pour qu'à son retour le maître les retrouvât
tels qu'il les avait quittés !
Je vais parier de quelques-uns d'entre eux, en commençant par
ses chevaux d'extérieur, et je m'étendrai surtout sur Marcellus,
qui pouvait être considéré comme réalisant le
mieux le type du dressage du cheval de campagne, tel que d'Aure l'entendait.
Ce cheval, vous devez vous en souvenir, a déjà apparu
dans mon récit, lorsque je vous ai entretenu de mon temps d'officier-élève.
J'ai alors donné son origine.
Marcellus était bai-châtain foncé, d'assez grande
taille, élégant, léger dans son ensemble, un peu enlevé.
Il avait un très beau dessus, l'encolure bien greffée et
était doué de grands moyens.
Sous le cavalier, il se présentait toujours disposé à
se porter en avant : « Il en est de l'impulsion comme de la vapeur,
disait le maître, le cavalier tient dans sa main la soupape de la
chaudière et il laisse échapper plus ou moins la vapeur qui
doit se présenter d'une manière constante. »
C'est sur la franchise d'impulsion que reposait, avant tout, la soumission
de Marcellus. Avec cela, ses ressorts étaient liants et présentaient
en même temps une fermeté, une trempe, qui allaient grandissant
avec la vitesse, l'énergie de l'allure.
Tout en se tendant alors davantage, les ressorts n'en conservaient pas
moins de l'élasticité et ne présentaient pas dans
leur jeu, cette raideur, cette sécheresse qui, dans l'équitation
de campagne, caractérisent les résistances.
Pour ce genre d'équitation, la parfaite légèreté,
nullement nécessaire d'ailleurs, ne saurait être recherchée.
Il suffit que, sans efforts marqués de la part du cavalier, les
forces déterminant le mouvement ambitionné l'emportent sur
les forces contraires.
Marcellus était coulant dans les talons et son obéissance
aux aides répondait à toutes les exigences auxquelles doit
satisfaire le cheval de campagne, qui est destiné à se mouvoir
dans de grands espaces, soit à des allures modérées,
soit aux grandes allures, et à passer ou franchir des obstacles
de natures diverses.
Les trois allures pouvaient être réglées, avec toute
facilité, dans les différents degrés de vitesse propres
à chacune d'elles. Leur allongement se faisait sans précipitation,
le cheval n'ayant pas l'air de se dépêcher, de vouloir aller
vite.
Qu'il s'agît d'allongement ou de ralentissement, aucun à-coup
n'apparaissait dans les mouvements qui ne se heurtaient jamais, et leur
harmonie était assez suivie pour que- le cheval, dans son galop
allongé, semblât passer comme une ombre.
Le trot, avec le secours d'un ferme appui sur le filet, atteignait une
vitesse extrême, mais Marcellus était fidèle à
la main et, dès que l'action du mors de bride se faisait sentir,
l'encolure reprenait de la flexibilité, en même temps que
l'allure se modérait.
Endymion, bai clair, d'une grande élégance, avant-main
légère, encolure haut greffée, cheval de galop. Doué
de beaucoup d'action, il avait des dispositions à s'emporter.
Pendant un temps, il fut le cheval préféré de d'Aure,
qui fixa et développa son trot en reportant le poids vers les épaules.
L'écuyer en chef savait faire briller ce cheval de tout son éclat,
sans qu'il parût jamais vouloir gagner à la main.
Chasseur, noir mal teint, près de terre, très corsé,
chargé d'épaules, cheval de trot. Entraîné par
son poids, il dominait souvent le cavalier en tombant sur la main.
D'Aure équilibra cette lourde masse, en reportant de son poids
vers les hanches, puis refusa au cheval l'appui sur la main, dont il abusait.
Chasseur était conduit par l'écuyer en chef avec une légèreté
de main telle qu'il paraissait être mené, pour ainsi dire,
à rênes flottantes, tout en semblant se complaire dans un
galop cadencé.
Angevin, bai très clair, de grande taille, bien corsé,
puissant dans ses hanches. Ancien cheval de chasse, en représentait
bien le type.
D'Aure prouva avec ce cheval qu'il savait, au besoin, user d'une patience
qu'on lui refusait jadis.
Écrasé sur son arrière-main, la tête en l'air,
Angevin n'avait aucune régularité d'allure et ne présentait
que désordre dans ses mouvements, surtout lorsqu'on voulait lui
faire prendre le trot. Des mains indiscrètes, en luttant contre
la grande action naturelle du cheval, l'avaient mis en cet état.
D'Aure s'occupa d'abord de rasséréner son moral, de le
calmer, le montant jusqu'à trois heures par jour.
Dans le début, il fit usage de la martingale à anneaux,
d'abord unie à la martingale fixe, pour faire baisser la tête
au cheval et commencer ainsi à décharger son arrière-main
du poids qui l'écrasait.
Pour en compléter la décharge, il faisait descendre à
Angevin des pentes, le caressait près des oreilles en inclinant
le corps en avant, de façon à porter son propre poids sur
les épaules.
Le cheval en arriva à trottiner à peu près régulièrement.
Des changements de direction plus ou moins brusques, la marche dans des
terrains accidentés y aidèrent.
Enfin, un jour, en descendant une côte dans les landes de Saint-Florent
voisines de Saumur, le cheval accusa quelques temps de véritable
trot. La difficulté était vaincue, l'équilibre du
poids rétabli et, en même temps que son bien-être, Angevin
recouvrait la régularité de l'allure, ainsi que sa rapidité
qui le fit signaler parmi les chevaux de carrière.
Un fait, concernant ce cheval et que je vais rapporter, viendra à
l'appui de ce que j'ai dit plus haut, que, chez d'Aure devenu écuyer
en chef de Saumur, la sagesse et la mesure avaient remplacé ses
témérités d'autrefois.
Je venais de faire, en tête-à-tête avec mon maître,
une promenade où il m'avait charmé, comme toujours par sa
conversation équestre, émaillée d'anecdotes. La promenade
terminée, nous étions engagés dans la rue conduisant
aux écuries de l'école, lorsque d'Aure, ne voulant pas que
je l'accompagne jusqu'à sa demeure, me quitta pour aller mettre
pied à terre chez lui. '
Je continuais donc à me diriger vers les écuries, lorsque
le bruit d'un trépignement me fit tourner la tête. Angevin,
voulant suivre mon cheval et gagner son écurie, s'était collé
à une maison et, battant le pavé des pieds, se refusait obstinément
à faire demi-tour.
J'allai aussitôt vers mon maître qui, sans violence, mais
avec mesure et à l'aide d'une fermeté persistante dans ses
oppositions, parvint à dominer le cheval. Alors, en souvenir des
luttes que jadis il soutenait, que parfois même il provoquait, d'Aure
me dit : « Ah ! quand j'avais trente ans, les choses ne se seraient
pas passées comme ça ! »
Les détails dans lesquels je suis entré sur les quatre
chevaux que je viens de citer et qui présentent chacun -une nature
particulière bien tranchée, peuvent servir à donner
un aperçu des buts essentiels que d'Aure poursuivait avec ses chevaux
d'extérieur, dont le dressage reposait sur la bonne distribution
du poids, plus encore que sur la flexibilité des ressorts.
Ces buts peuvent se résumer ainsi
Rendre le cheval franc devant lui, le mettre d'aplomb, régulariser
ses allures et les développer, le soumettre assez pour le tourner
facilement à droite et à gauche et pouvoir régler
l'emploi de ses forces dans les grands espaces où il est appelé
à se mouvoir.
Ces buts restreints peuvent être ambitionnés avec tout
cheval, quelle que soit sa nature.
Ils sont suffisants, une fois atteints, pour mettre le cheval en état
de satisfaire à ce que demande l'équitation courante, l'équitation
vraiment utile, et le cavalier pourra se servir activement du sujet ainsi
préparé, tout en prolongeant sa durée.
Celui-ci pourra aussi être monté avec agrément par
tout homme ayant l'habitude du cheval.
Il en est autrement des sujets dont le dressage, dépassant l'emploi
usuel du cheval, vise la haute équitation. Chacun de ces chevaux
devient, pour ainsi dire, personnel au cavalier qui l'a dressé et
ne peut être monté avec succès, du moins dans son travail
spécial, que par des cavaliers ayant une valeur et une préparation
particulières.
Sous une main bien préparée et habile, les exigences peuvent
être poussées loin chez ces derniers, tandis que, chez le
cheval dressé en vue du travail d'extérieur, sa fidélité
aux aides disparaîtrait du moment où le cavalier chercherait
à dépasser les limites dans lesquelles l'équitation
usuelle se renferme.
Bien que d'Aure s'attachât à tirer parti de tous les chevaux
et que, dans sa vie, comme il l'avançait, il en eût monté
plus de mauvais que de bons, l'écuyer en chef n'en disait pas moins
: « Dans toute l'école, je ne trouve pas mon cheval. »
C'est qu'en effet les écuries du manège ne possédaient
pas de sujets pouvant entrer en parallèle avec plusieurs de ses
chevaux d'autrefois.
J'en ai cité quelques-uns : Le Cerf, ce cheval limousin de qualité
exceptionnelle ; Le Sano, autre cheval de Versailles, sur lequel d'Aure
a brillé ; Maître de danse, ce hunter puissant, la perle de
son manège de Paris ; Tigris, Eylau, ces étalons du Pin,
de haute qualité, qui, tout d'abord, s'offraient généreusement
au cavalier assez habile pour exploiter a priori leurs riches moyens, et
d'Aure y excellait.
Les buts que l'écuyer en chef proposait au dressage de ses chevaux
d'extérieur étaient naturellement dépassés
avec ses chevaux de manège. Il exigeait chez ceux-ci une soumission
plus grande, mais sans cependant jamais poursuivre, comme je l'ai dit,
leur parfaite légèreté,
Les résistances, à l'aide de la répétition
des mouvements, allaient bien s'amoindrissant, mais sans disparaître
complètement.
D'autre part, d'Aure critiquait volontiers les chevaux de manège,
tels qu'ils se présentent souvent après un long séjour
dans les reprises.
Dans son livre l'Industrie chevaline en France, publié en 1840,
et qui contient une critique du manège de Saumur, se trouve même
cette boutade - « Les officiers n'auront plus, heureusement pour
eux, l'occasion de rencontrer, dans le reste de leur carrière, de
ces chevaux brisés et routinés. »
Il n'aimait pas non plus les chevaux entiers, et tous les chevaux de
manège l'étaient : « J'en ai trop monté, à
Versailles, de ces criards », disait-il.
Ses chevaux destinés au travail d'extérieur étaient
l'objet de ses prédilections et, une fois mis, il les changeait
volontiers.
Il n'en était pas de même de ses chevaux de manège
et Néron sera le seul cheval de cette catégorie dont je parlerai.
Néron était entier, de race navarine et de robe grise,
comme tous les chevaux de manège des écuyers. De taille moyenne,
très corsé, l'encolure bien placée, pris dans un carré
parfait, il ne pouvait cependant être classé parmi les chevaux
les plus brillants du manège.
Néron avait compté au rang des chevaux du capitaine-écuyer
Brifaut qui, plusieurs . fois, comme faveur spéciale, me l'avait
fait monter.
Je connaissais donc bien les difficultés que présentait
ce cheval, dont j'ai déjà dit quelques mois, lorsque j'ai
parlé de mon cours d'officier-élève. Les chevaux de
Brifaut n'étaient pas légers à la main, tant s'en
faut. Néron surtout pesait sur les bras d'une façon désespérante
et parfois les forçait.
Lorsque d'Aure l'entreprit, la tâche était difficile, il
s'agissait de déraciner des habitudes invétérées.
Pour ménager la barbe de Néron, souvent blessée
par la gourmette, et reporter sur le chanfrein une partie de l'action du
mors, d'Aure fit adapter à la partie supérieure des branches
une muserolle très étroite, garnie d'une petite lame de fer
reposant Sur le chanfrein. Les extrémités de cette muserolle
se croisaient sous l'auge, l'extrémité droite allant se fixer
à l'oeil de la branche gauche du mors, et vice versa, de façon
que l'action de la muserolle se faisait sentir aussitôt que le mors
basculait sous la tension des rênes.
Bien que le cheval ait eu souvent la bouche ensanglantée, son
plaisir de quitter l'écurie était tel que, chose étonnante,
dès qu'il voyait qu'on allait le brider, il se mettait à
hennir.
Les résistances à la main que présentait Néron
étaient vraiment d'une énergie exceptionnelle et son ambition,
lorsque d'autres chevaux le précédaient, les exagérait
encore. Aussi, ce n'est qu'après l'avoir monté assez longtemps
en tête de reprise que d'Aure put le conduire avec facilité
en se plaçant en queue de reprise.
Le dressage de ce cheval aboutît, en définitive, au rétablissement
du bon équilibre de sa masse, plutôt qu'à la souplesse
de ses ressorts.
Néanmoins, seul de tous les écuyers composant la reprise
qu'il conduisait, d'Aure sur Néron, galopait et changeait de pied
sans traverser son cheval.
J'ai déjà dit l'importance, bien justifiée, qu'il
attachait à la position -droite du cheval. Un jour que, j'assistais
avec mon maître à une représentation donnée
dans un cirque, il revint sur cette question, me faisant remarquer que
l'écuyer, qui montait en haute école, suivant l'expression
consacrée, avait constamment son cheval traversé. Cela, disait-il,
aurait sauté aux yeux si le manège eût été
rectangulaire, mais cette fausse position ne frappait pas parce que la
piste était circulaire.
Il faut dire que la ligne courbe, longtemps suivie dispose le cheval
à laisser tomber les hanches en dedans et tout cavalier, qui a monté
dans un manège circulaire, sait la difficulté qu'il a rencontrée
pour amener les hanches sur la ligne suivie par les épaules, qui
est la bonne.
D'Aure terminait habituellement la reprise, qu'il conduisait, par quelques
changements de pied assez rapprochés, en suivant la ligne du milieu.
Dans son travail isolé, l'écuyer en chef avait coutume
de faire le tête à queue que Néron exécutait
avec prestesse, le galop conservant toute son énergie.
Le passage avait été abordé, mais ce n'est pas
par sa parfaite régularité que le cheval brillait, et puis
cette allure artificielle était en dehors des pratiques habituelles
de d'Aure et des principes qu'il professait.
Cependant, à mon sens, l'écuyer en chef doit, de sa personne,
aborder les difficultés, rentrant dans les allures artificielles,
ne serait-ce que pour avoir plus d'autorité encore pour les proscrire,
afin que, s'il les défend, on sache bien que c'est par principe
et non, comme, je l'ai entendu dire, parce qu'il ne peut les aborder.
Aussi, lorsque j'ai été moi-même écuyer en
chef, l'un de mes chevaux a toujours été mis aux allures
artificielles. Mais c'était l'un des chevaux m'appartenant en propre
et, par conséquent, non employé à l'instruction, pour
bien préciser que c'était là de l'équitation
personnelle, et non de l'équitation d'école qui, à
Saumur, doit envisager uniquement l'emploi du cheval de guerre.
Pour se rendre compte de la révolution, des progrès que
d'Aure apporta dans l'instruction équestre de l'école de
cavalerie, il faut se reporter aux pages concernant mon cours d'officier-élève,
se rappeler ce que j'ai dit de cette instruction lorsque la direction en
appartenait à Novital, le prédécesseur de d'Aure dans
le commandement du manège ; puis, mettre en présence des
lacunes que j'ai alors signalées, ce que j'ai rapporté de
d'Aure sur ses tendances dès ses débuts à Versailles,
sa manière si large et si pratique d'envisager ensuite l'équitation,
et l'on sera convaincu qu'en prenant le commandement du manège de
Saumur et en y faisant l'application de ses idées, c'est une véritable
révolution que le célèbre écuyer apportait
dans les vieilles traditions de ce manège.
Avec d'Aure, des steeples d'exercices, présentant des obstacles
de diverses natures et des difficultés graduées, furent établis.
Le trot enlevé, loin d'être proscrit, fut enseigné
et préconisé.
Le dressage des jeunes chevaux prit une part beaucoup plus large dans
l'instruction et surtout fut enseigné d'une manière plus
pratique.
L'entraînement, l'équitation de course eurent leur place
dans l'enseignement, et, à partir de 1850, la ville de Saumur ayant
été dotée de courses publiques, l'école y prit
une position prépondérante en y participant pour la plus
large part.
La Carrière, si médiocrement remontée du temps
de Novital, reçut de brillantes remontes, qui mirent les chevaux
de cette catégorie à la hauteur des chevaux de manège.
À l'inverse de ce qui avait lieu précédemment,
le travail de carrière prit le pas sur le travail de manège.
Il reçut une grande extension et des applications multiples.
Le travail sur les routes, au lieu de se borner à peu près
à de simples promenades, fut l'objet d'exercices variés,
et les cavaliers y apprirent tout d'abord à marcher en compagnie.
Ceci demande explication.
Le trot était alors en grande faveur et, lorsque les officiers,
livrés à eux-mêmes, se promenaient plusieurs réunis,
il était de mode, chez ceux qui se piquaient d'entrer dans le mouvement
équestre du moment, que chacun mît son cheval dans tout son
trot, sans se préoccuper du voisin. Cela se voyait journellement.
Cette mauvaise pratique, aussi peu courtoise que peu profitable à
l'équitation et à la conservation du cheval, fut réformée
par d'Aure, par ses conseils et aussi à l'aide d'exercices particuliers
faits sous sa direction.
Divisés en groupes, de quatre en général, les cavaliers
durent marcher alignés, celui-ci avant à activer son cheval,
celui-là à modérer le sien pour conserver l'alignement
et en se réglant toujours sur le cheval le moins vite.
Les cavaliers furent aussi exercés à se détacher
de la ligne, tantôt en allongeant, tantôt en ralentissant l'allure.
L'alignement du groupe restait toujours le premier et le plus essentiel
but à poursuivre. Mais, une fois atteint, les cavaliers étaient
souvent appelés à lutter entre eux. C'était généralement
à qui irait le plus vite au pas, au trot, le plus lentement au galop.
Ces derniers exercices étaient de courte durée, de manière
à se faire sans excès de fatigue pour les chevaux.
Le peu d'aptitude des chevaux de carrière pour le travail de
manège et leur dressage de
s plus élémentaires pour les exercices du dedans furent
utilisés d'une manière particulière.
Le travail de manège, pratiqué avec ces chevaux, servit
à apprendre aux officiers ce qu'il est nécessaire qu'ils
connaissent en fait d'improvisation, c'est-à-dire les moyens à
employer pour tirer parti d'un cheval brut ou incomplètement dressé.
Ces exercices, maintenus dans de sages limites, n'envisageaient aucun
tour de force, mais exigeaient nécessairement une certaine énergie
dans l'emploi des aides.
Le cavalier y apprenait la mise en jeu des différents moyens
dont il dispose pour porter le cheval en avant, le diriger en agissant
sur ses deux bouts, l'emploi fréquent à donner à la
rêne d'opposition pour dominer et gagner les hanches. Cette rêne
venait alors en aide aux talons, auxquels le cheval de carrière
n'obéissait qu'imparfaitement, étant loin de se trouver dans
leur balance.
En ce qui concerne la position du cavalier, la première exigence
de d'Aure était d'être bien assis, en chassant les fesses
sous soi le plus en avant possible.
Puis, il recommandait la plus grande aisance, de façon que la
souplesse qui en découlait amenât le cavalier à se
fondre en quelque sorte dans son cheval. « Laissez-vous aller comme
un sac de farine », disait-il aux cavaliers qui manifestaient quelque
raideur.
Il en est, pourrait-on dire, de l'assiette du cavalier, selon que celui-ci
est raide ou souple, comme d'une pomme crue ou cuite placée sur
la selle. La première roulera facilement, n'ayant que peu d'adhérence
avec la selle, tandis que la deuxième y restera d'autant mieux fixée,
l'épousera d'autant mieux, qu'elle pourra s'épandre et augmenter
ainsi ses points de contact.
La raideur du cavalier, non seulement porte atteinte à sa solidité,
mais elle provoque sa fatigue et tend à se communiquer au cheval.
La souplesse, dans tout son être, est d'ailleurs nécessaire
au cavalier pour pouvoir, tout en s'identifiant avec son cheval, graduer
ses actions, les accorder et, par suite, obtenir l'harmonie des mouvements
de sa monture.
D'Aure ne se bornait pas à recommander au cavalier l'aisance.
Son imagination si fertile lui inspirait aussi des moyens pour l'obtenir.
C'était
vers 1833, le roi Louis-Philippe avait alors fait choix de Laurent Franconi
pour donner des leçons d'équitation à ses deux fils
aînés, le dite d'Orléans et le due de Nemours.
Laurent Franconi, dont le fils, Victor, dirige encore aujourd'hui
le cirque des Champs-Élysées, était un écuyer
de cirque de grande réputation, et la popularité, dont il
jouissait à l'époque, n'avait peut-être pas été
étrangère au choix du roi-citoyen.
Il était peu tendre pour ses élèves habituels,
mais tout l'inverse se produisit lorsqu'il eut à faire monter les
deux princes. En face d'élèves de si haute naissance, Laurent
Franconi non seulement sortit de ses habitudes, dures parfois, mais il
fut dominé par la crainte constante d'un accident. Il s'ensuivit,
pour les deux princes, une grande timidité et, partant, une raideur
s'opposant à tout progrès.
Le roi, qui avait été un cavalier distingué,
ayant un jour voulu assister à la leçon donnée à
ses fils, fut frappé de ces fâcheux résultats. Louis-Philippe
dit alors au comte de Cambis, qui a été à la tête
des écuries du due d'Orléans et accompagnait le roi dans
sa visite - « Jamais mes fils, si bien bâtis cependant pour
monter à cheval, ne pourront, d'après ce que je vois, se
présenter avantageusement et avec assurance devant les troupes ;
il faut les mettre entre les mains d'un autre maître, mais lequel
? » Le comte de Cambis répondit : « L'écuyer
le plus en renom et le plus capable de donner aux princes la confiance
qui leur manque, c'est le comte d'Aure
qui a montré aux pages. Depuis la suppression du manège de
Versailles, il se tient à l'écart et a cessé tout
rapport avec le service des écuries, mais, si on lui en faisait
l'ouverture, peut-être accepterait-il de donner leçon aux
princes. » Et le comte d'Aure, pressenti, accepta.
Pour faire disparaître promptement et sans peine la raideur
de ses nouveaux élèves, il fit préparer dans le parc
de Saint-Cloud une allée présentant çà et là
des branches assez basses pour obliger un cavalier à s'incliner
sur l'encolure de son cheval, puis il prit avec lui les princes.
Après avoir commencé à les distraire de la préoccupation
que leur causait le cheval par quelques-unes de ces anecdotes qu'il racontait
si bien, il prit une allure un peu vive et s'engagea dans l'allée
préparée, tout en continuant sa conversation.
Pour éviter les branches, il fallait forcément s'incliner
tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et ces mouvements
répétés, pour ainsi dire inconsciemment, par les jeunes
princes, toujours soumis au charme de la parole de leur maître, commençaient
à diminuer leur raideur, qui disparut en même temps que la
confiance leur revint.
Le duc de Nemours, en contribuant à faire placer d'Aure à
la tête du manège de Saumur, montra qu'il n'avait pas oublié
ce qu'il devait à son ancien maître. Comme souvenir particulier,
le prince lui avait donné une riche cravache qui, à la mort
dit célèbre écuyer, passa dans les mains de son fils
Olivier.